La bonne nouvelle, c'est que les États-Unis ont encore un système judiciaire indépendant, capable d'empêcher les abus de pouvoir du président.

La mauvaise, c'est que ce président s'est lancé dans une campagne hargneuse de dénigrement et d'intimidation des juges américains sans précédent.

Enfin, peut-être pas totalement sans précédent...

En 1832, le président Andrew Jackson aurait défié le juge en chef John Marshall d'aller lui-même faire exécuter sa décision affirmant la souveraineté indienne sur des territoires.

Un siècle plus tard, Franklin Delano Roosevelt, face à une Cour suprême ultraconservatrice qui invalidait toutes les lois progressistes, avait menacé d'y faire passer de 9 à 15 le nombre de juges. Il n'y avait pas Twitter, mais il ne se privait pas de critiquer la Cour publiquement pour sa vision de «charrette à cheval» de certains concepts. Les commentateurs dans les médias avaient pourfendu Roosevelt pour cette attaque du système judiciaire, et il avait laissé tomber sa menace.

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Les précédents historiques ne rendent pas moins graves les attaques répétées de Donald Trump depuis deux jours.

Le président des États-Unis n'a pas digéré qu'un «soi-disant juge» suspende son décret bloquant l'entrée de ressortissants de sept pays majoritairement musulmans pour 90 jours, ainsi que l'arrivée de réfugiés en général pour 120 jours.

À 15h48 hier, il écrivait encore sur Twitter : «Je ne peux pas croire qu'un juge soumettrait notre pays à un tel péril. Si quelque chose arrive, blâmez-le et le système judiciaire. Les gens arrivent en masse. Mauvais!»

Ce n'est pas la première personne, ni le premier juge, que Donald Trump insulte. Sauf qu'aujourd'hui, il est président. Donc à la tête du pouvoir exécutif américain. 

S'attaquer à un opposant politique, c'est de bonne guerre. Mais s'attaquer personnellement à un juge, c'est violer la séparation des pouvoirs.

Les attaques sont particulièrement vicieuses, car elles ne visent pas seulement la décision «ridicule», mais l'homme lui-même.

Il va jusqu'à suggérer que si jamais un attentat terroriste est commis aux États-Unis, ce sera la faute de ce juge et de tout le système!

Pourtant, ce juge, choisi par un président républicain, confirmé à l'unanimité au Sénat, n'a fait qu'appliquer la loi...

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En plus d'associations pour les libertés civiles, l'État de Washington avait déposé la semaine dernière une demande d'injonction pour faire déclarer nul le décret présidentiel.

L'État allègue que son économie serait grandement touchée si l'on empêchait l'arrivée de citoyens des sept pays. Actuellement, 7280 personnes dans cet État bénéficient d'un visa «H-1B», qui permet à des employés hautement qualifiés de venir travailler aux États-Unis. C'est dans cet État que se trouve notamment le siège social de Microsoft, qui emploie des milliers d'immigrants.

L'État plaide aussi que le décret est arbitraire (pourquoi ces pays?). Il discrimine sans motif légalement valide les gens provenant de ces pays, comme par hasard musulmans pour la plupart. En retraçant les déclarations passées de Trump pendant la campagne électorale, on peut voir qu'il caresse le projet d'une interdiction d'entrée des musulmans sur le territoire. Il fallait évidemment donner un semblant de légalité à ce décret, d'où le choix de sept pays, déjà identifiés par ailleurs comme complices d'actes terroristes dans le monde.

L'injonction sera débattue plus tard, mais vu l'urgence, le procureur de l'État de Washington a demandé une suspension du décret présidentiel immédiatement. Ce que le juge James Robart a accordé vendredi, dans un jugement très bref.

Le juge a rappelé que les trois branches du gouvernement sont égales, qu'aucune n'est supérieure aux autres. Que le rôle des juges n'est pas de faire des lois ni de juger de la sagesse des décisions politiques. Seulement leur conformité avec les lois et la Constitution.

Vu les conséquences personnelles et économiques, le juge a estimé que des «dommages irréparables» seraient causés si on ne suspendait pas ce décret en attendant la décision finale sur sa validité. D'où la suspension temporaire.

Les fonctionnaires américains ont obtempéré et les détenteurs de visa de ces pays ont pu recommencer à arriver aux États-Unis. Un appel sera entendu demain.

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Les juges ont beau être choisis par une administration, ce ne sont pas des politiciens, même dans le système hyper partisan américain. 

Il a beau avoir été nommé par George W. Bush, le juge en chef de la Cour suprême, John Roberts, a été de ceux qui ont déclaré «Obamacare» constitutionnel. Les juges ont leur tendance, évidemment, et si Donald Trump a choisi le juge Neil Gorsuch pour la Cour suprême, c'est parce qu'il est parmi les plus conservateurs.

Il n'en reste pas moins que les décisions judiciaires doivent s'appuyer sur les textes de loi et les précédents. Et il est difficile de ne pas voir que le décret présidentiel est arbitraire et discriminatoire, selon les définitions classiques des tribunaux américains.

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Combien de fois ai-je entendu ce cliché dans des discours ronflants? «Les juges sont le dernier rempart de la démocratie.»

On le dit, on l'écrit, mais c'est dit sans conviction, ou du moins sans sentiment d'urgence. C'est une vérité théorique : le pouvoir judiciaire est l'ultime mur pour arrêter un abus de pouvoir, une injustice gouvernementale.

Sauf que cette fois, on peut prendre toute la mesure du dicton. Parce que jamais n'a-t-on eu affaire à un président américain aussi incompétent, impulsif et imprévisible, qui se fout royalement des cadres juridiques.

À part quelques rares braves, à peu près aucun élu républicain ne s'est levé pour dénoncer les décisions dangereuses et inconstitutionnelles de Donald Trump.

Que reste-t-il? Les juges américains. Ça, le président l'a bien compris. C'est pourquoi, après son attaque systématique des «médias corrompus», on entre probablement dans une attaque frontale contre le système judiciaire.