Le temps était doux, et pour un peu, j'allais oublier que c'était la mi-novembre. Le soleil peut faire illusion un temps, mais à la fin de l'automne, il ne prévient pas, il se couche d'un coup, bang. Et tu risques de te retrouver au milieu de chemins de ferme de Pennsylvanie à chercher un amish dans le noir...

J'ai trouvé Jonas King dans son étable, en train de nourrir ses vaches. C'était la fin de mon « road trip » américain après l'élection de Donald Trump. J'ai submergé le jeune fermier de questions, comme un ethnologue trop pressé devant un indigène. Un grand gars mince comme une tige de blé, chapeau de paille posé sur un toupet coupé aux ciseaux, qui m'a accueilli comme si j'étais un cousin.

« Je peux vous poser une question, moi aussi ?

- Bien sûr...

- Les lettres BAA, c'est pour quoi ? »

Je portais un kangourou avec un petit sigle de la Boston Athletic Association orné d'une licorne.

« C'est l'association qui organise le marathon de Boston. »

Un troupeau de vaches muettes est passé dans ses yeux. Il n'avait pas la moindre idée de ce dont il s'agissait.

« Ben, c'est un marathon, à Boston... »

Silence. Les mêmes vaches d'incompréhension sont repassées dans son regard.

« Un marathon, vous savez ?

-...

- Une course... c'est une course...

- Une course ? »

Je fais des gestes des bras, imitant habilement Gérard Côté lors de sa quatrième victoire historique en 1948.

« Ah ! Du jogging ! »

Il a dû voir de ces originaux avec trop de temps libre passer dans le rang. Quelqu'un a dû lui dire : ils appellent ça du jogging. Comme on a dû dire à son ancêtre : c'est une automobile. Nous, on garde les chevaux.

Autrement, la nouvelle, somme toute assez étonnante, que des gens se réunissent dans une ville pour courir pendant des heures, pas après une bête, non, pas pour sauver quelqu'un d'un péril, juste pour courir... Cette nouvelle insolite n'était jamais parvenue à sa ferme.

Pas de télé, pas de radio, pas de journal. Internet, n'en parlons pas. Ses frères travaillent dans une quincaillerie, alors ils entendent des choses. Ils lui ont parlé de Donald Trump, un type qui dit souvent des énormités, à ce qu'il paraît... Autrement, il n'en aurait rien su. Il ne vote pas. Reste « en dehors de tout ça ».

J'avais rencontré une mennonite, quelques heures auparavant. Pour elle non plus, il ne convenait pas de prendre part aux débats trop terrestres de la politique.

On sait que Hillary Clinton a obtenu environ trois millions de votes de plus que Trump. On sait aussi que le groupe le plus important, à l'élection de novembre, était celui des abstentionnistes. Ceux qui s'en foutent ou qui pensent que ça ne changera rien, que c'est du pareil au même.

Jonas n'est pas de ceux-là. Il refuse de faire partie de ce monde-là, il vit dans une bulle hors du temps et des tracas de la politique du jour, des débats sur le pétrole et la Russie. Même l'affaire Lagacé, il n'en a aucune idée, je parie.

Je me souviens avoir vu un amish rouler avec sa voiture à cheval sur l'accotement de la grand-route, le soir du 11 septembre 2001, en me rendant vers les lieux de l'écrasement de l'un des avions détournés.

Pendant quelques instants, je me prends à rêver de ce que ça peut être, s'extraire totalement de la fureur du monde. Être à la marge des événements. Loin de « tout ça ». Des armées qu'on déploie, du sang, des hôpitaux bombardés, des camions qui foncent dans la joie pour l'écraser, des cortèges de réfugiés... être dans le silence des champs, sans moteur... Décliner toute responsabilité et toute complicité.

Il m'explique quand même que sa soeur a été opérée plusieurs fois à la colonne, à Philadelphie, dans un grand hôpital hypermoderne. Elle est dans un fauteuil électrique, paralysée. Leur évêque a fait une exception pour elle.

On ne peut pas toujours sortir du monde. Mais certains jours, ça fait du bien de s'en éloigner un peu, à la brunante, dans un rang perdu de Pennsylvanie...

LEONARD COHEN

Longtemps, j'ai eu, épinglées sur mon bureau, quelques phrases prononcées par Leonard Cohen à Varsovie en 1985. C'était au temps de Solidarité et des dernières années du communisme. C'était aussi 40 ans après la libération d'Auschwitz. On peut relire toutes ses introductions dans les Leonard Cohen Files.

J'avais gardé ce petit bout, qui disait à peu près ceci, dans ma mauvaise traduction : « Je ne sais plus trop de quel côté sont les gens. Ça ne me dérange pas vraiment. Vient un moment où il faut transcender le côté duquel nous sommes et comprendre que nous sommes des créatures d'un ordre supérieur. Ça ne veut pas dire que je ne vous souhaite pas de courage dans votre lutte. Il y a des deux côtés de cette lutte des hommes de bonne volonté. C'est important de s'en souvenir. Des deux côtés de cette lutte, certains luttant pour la liberté, certains luttant pour la sécurité, et comme témoignage solennel de cette foi invincible qui unit les générations les unes aux autres, je chante cette chanson, If It Be Your Will... »

Ce n'est pas tout à fait une chanson, ce n'est pas tout à fait une prière non plus, une sorte d'hymne païen à la beauté et la mélodie des choses.

Au détour de presque chaque chanson, même les plus brutales, il y a dans cette oeuvre qui tient en très peu de pages un humanisme qui est pour moi une source inépuisable de consolation. Une poésie aux accents prophétiques, une spiritualité qui se passerait de dieu, une sorte d'érotisme mystique, un humour grinçant qui vient tout désamorcer... On peut s'y plonger et s'y replonger sans jamais en venir à bout.

Et voilà qu'à la toute fin, à 82 ans, il livre comme un testament un de ses plus grands disques - grâce à son fils Adam, qu'il remercie pour les arrangements, comme dans une ultime réconciliation artistique, comme dans un témoin qui se passe...

FEYISA LILESA

Dernière journée des Jeux olympiques de Rio. Dans la tente bondée de journalistes après le marathon, il y a une excitation certaine. Le Kényan Kipchoge, peut-être le meilleur du monde, vient de remporter l'or, comme prévu. Ce qui était beaucoup moins prévu, c'est que Galen Rupp, un Américain (blanc !), remporte le bronze. Mais c'est un autre grand coureur qui vole la vedette. Le médaillé d'argent, Feyisa Lilesa. Il entre les bras en croix au-dessus de sa tête. 

Rare geste politique dans des Jeux devenus parfaitement lisses. Il a les yeux rougis. Le ton est grave. Il n'est pas venu pour parler de sport, mais de l'ethnie oromo. Les journalistes cherchent frénétiquement ce qui se dit sur les Oromos... Les Oromos, principale ethnie éthiopienne, s'opposent à des expropriations de terres agricoles décrétées par le gouvernement éthiopien. Une répression sanglante sévit depuis plus d'un an. Amnistie internationale, Human Rights Watch, le Parlement européen ont dénoncé la répression de manifestations pacifiques, les dizaines de milliers d'arrestations, les morts et les disparitions par centaines.

Le « monde entier » vient d'apprendre leur existence.

La semaine suivante, le gagnant du marathon de Québec, l'Éthiopien Ebisa Ejigu, a franchi la ligne d'arrivée les bras croisés, lui aussi.

En décembre, où en est-on ? La vie continue. Nike a annoncé que Kipchoge était du trio choisi par l'équipementier pour tenter de briser la barre des deux heures au marathon, en 2017 - le record étant de 2 h 02 min 57 s.

Pendant ce temps, le leader du mouvement d'opposition oromo, Merera Gudina, de retour du Parlement européen où il a dénoncé son gouvernement, a été emprisonné.

Foreign Policy a inscrit Lilesa sur la liste des 100 « Global Thinkers », pour ce rare geste politique interdit par les règles olympiques.

Aux dernières nouvelles, il n'était toujours pas retourné dans son pays, où il craint la mort ou la prison. Il avait toutes les raisons du monde de rester à l'écart des troubles, dans la bulle olympique, de rester dans la marge du monde. Il a choisi, en toute connaissance de cause, de faire face.

photo diego tuson, archives agence france-presse

Au détour de presque chaque chanson de Leonard Cohen, même les plus brutales, il y a dans cette oeuvre qui tient en très peu de pages une source inépuisable de consolation, écrit notre chroniqueur.

photo olivier morin, archives agence france-presse

Le coureur Feyisa Lilesa a volé la vedette au Jeux de Rio, en posant un geste politique pour dénoncer le sort réservé aux Oromos, principale ethnie éthiopienne, qui s'opposent à des expropriations de terres agricoles décrétées par le gouvernement éthiopien.