L'autre journaliste de La Presse qui a été l'objet d'un mandat en 2014 était... le même : Patrick Lagacé.

Le directeur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Philippe Pichet, l'a confirmé hier lors d'une entrevue au quartier général pour exposer les motifs des différents mandats visant des journalistes.

On sait depuis une semaine que le chroniqueur de La Presse a vu les numéros des appels entrants et sortants de son téléphone cellulaire sous surveillance du SPVM pendant six mois au début de 2016. La Presse révélait samedi qu'après cette opération, le SPVM a obtenu un mandat pour écouter les conversations de Patrick Lagacé et de notre collègue Vincent Larouche.

L'affaire de 2014, elle, visait à découvrir quel policier avait pu révéler des informations confidentielles au journaliste dans une tout autre affaire - que Patrick relate aujourd'hui. À l'époque, c'est Marc Parent qui était directeur du SPVM.

Hier, donc, pendant plus d'une heure, accompagné du directeur adjoint Didier Deramond, le directeur Pichet a tenté de justifier les agissements des enquêteurs.

D'abord, le chef Pichet dit qu'il ne connaît que deux dossiers où des journalistes ont fait l'objet d'un mandat : l'affaire de 2014, où 15 jours d'un ancien relevé téléphonique de Patrick Lagacé ont été saisis ; et celle de 2016, où les numéros étaient épiés - avant qu'un mandat d'écoute soit délivré. Il s'agissait d'une enquête interne visant plusieurs policiers, soupçonnés de fabriquer de la preuve contre des informateurs et de se parjurer. L'enquête a mené à l'accusation, le 7 juillet, des policiers enquêteurs Fayçal Djelidi et David Chartrand.

L'AFFAIRE DJELIDI

L'enquête commence en décembre 2015. Des informateurs de police se plaignent de l'agissement de certains enquêteurs à leur endroit. Une enquête sur les policiers fait voir que Djelidi est en contact occasionnel avec Patrick Lagacé. Ils soupçonnent le policier d'être la source de plusieurs reportages dans La Presse, mais aussi dans d'autres médias. Ils se demandent même s'il ne reçoit pas de l'argent pour ces « histoires », mais ce n'est qu'un soupçon. Ils observent aussi que Djelidi va dans des salons de massage et paie des prostituées, notamment sur les heures de bureau.

L'enquête principale concerne de la fabrication de preuve. Mais violer le serment de confidentialité, pour un enquêteur, est aussi un acte criminel : un « abus de confiance », dit le SPVM.

C'est donc en alléguant pouvoir prouver cet abus de confiance que les enquêteurs internes du SPVM ont obtenu la permission de la juge Josée de Carufel de « monitorer » tous les numéros de téléphone en contact avec le cellulaire de Lagacé - ce que les policiers appellent un « DNR » (« dial number recorder »). Le mandat a été renouvelé pour couvrir une période de six mois.

Cette procédure permet de savoir quels numéros sont en contact, mais pas de savoir ce que les interlocuteurs se disent. Après six mois de DNR, l'enquête n'avait toujours pas abouti. Les deux policiers font valoir que Djelidi est un enquêteur aguerri, qu'il a pu soupçonner qu'il était surveillé et qu'il a pris des précautions.

Après ces six mois, donc, les policiers sont passés à l'étape ultime : l'écoute électronique. Cette fois, la procédure est beaucoup plus lourde. Une déclaration sous serment de plus de 30 pages, qui résume l'enquête, a été soumise à un procureur. On y fait état des autres démarches d'enquête. On note que deux des cibles sont des journalistes. On tient compte des critères établis par la Cour suprême pour convaincre le juge. Et le mandat est délivré pour 60 jours, fin mai 2016.

Voilà pour le contexte...

DU DNR... AU MANDAT

Pour M. Pichet, le DNR était nécessaire à l'enquête pour « infirmer ou confirmer » des pistes. « Il y avait des communications fréquentes entre Djelidi et Lagacé. On a des motifs de croire que M. Djelidi peut commettre un abus de confiance. Qu'il donnait de l'information confidentielle de sources à quelqu'un d'autre. L'hypothèse de départ, c'est que l'information transitait à différents endroits. Il [Djelidi] envoyait de l'information à gauche et à droite, qui en plus était fausse. »

Quand l'histoire du DNR est sortie dans La Presse, pourquoi ne pas avoir dit qu'un mandat d'écoute visant deux journalistes de La Presse avait été délivré ? « Parce que le mandat ne visait pas les journalistes, il visait des policiers », dit le directeur Pichet.

Pourtant, le mandat cite une liste de dix policiers et deux journalistes dont la police veut obtenir toutes les communications. On joue sur les mots, non ?

Le mandat ajoute, dans le cas des journalistes : « avec les modalités prescrites par la cour ». Les modalités sont simples : aucune conversation des journalistes ne peut être écoutée si ce n'est avec un des policiers suspects.

Aucune écoute n'a été effectuée, affirment les deux policiers. Et aucune accusation résultant de conversations ou de coulage aux médias n'a été déposée. Il n'est jamais arrivé, d'ailleurs, qu'un policier soit accusé d'abus de confiance pour avoir fourni de l'information à un journaliste.

La lecture du mandat laisse penser que le téléphone des journalistes pouvait légalement être « branché » sur l'écoute - avec les restrictions imposées par le juge. MM. Pichet et Deramond, d'abord ambigus sur cette question, disent au final que les téléphones n'auraient pas pu être mis sur écoute : ce sont uniquement les téléphones de Djelidi qui l'étaient. Mais comme Lagacé et Larouche étaient des « personnes utiles à l'enquête », les policiers avaient l'obligation de les nommer dans le mandat.

Vérification faite auprès d'experts chevronnés en écoute électronique, c'est une interprétation qui se défend. La jurisprudence oblige les policiers à dévoiler au juge les noms des personnes qu'ils savent être en contact avec ceux qu'ils veulent écouter. On se demande alors pourquoi il a fallu que le juge restreigne la permission d'écoute aux seules conversations avec les suspects si, de toute manière, leur téléphone n'était pas susceptible d'être directement sur écoute.

« Le mandat vise M. Djelidi, dit M. Pichet. Le nom de M. Lagacé se retrouve dans la liste, mais lundi, quand on me demande s'il y a un mandat d'écoute contre M. Lagacé, la réponse, c'est non. Le mandat d'écoute vise M. Djelidi. Mais là, je comprends parce qu'on voit le nom de M. Lagacé sur le mandat. Les gens qu'on a identifiés lui parlent [à Djelidi], on est obligés de mettre leur nom sur le mandat.

« Je comprends que, dans votre sens, c'était un mandat contre M. Lagacé, mais dans notre sens, non. On n'écoute pas le téléphone de M. Lagacé. »

Didier Deramond en rajoute : « J'écoute M. Djelidi. Si M. Lagacé contacte M. Djelidi, je vais écouter si ça concerne l'enquête.

« Non, on n'a pas mis de mandat sur M. Lagacé. »

Pourquoi alors ne pas même avoir dit ça : il y a eu un mandat où Patrick Lagacé pouvait être écouté - indirectement ?

Pourquoi toutes ces réticences ?

« On a essayé de le dire, mais le forum n'était pas le bon. C'est parti sur un autre focus. On est parti et on a fait le tour de la planète !

« Dire qu'on a fait une partie de pêche, qu'on a épié, qu'on a "espionné", pour utiliser vos termes, ce n'est pas vrai, vous irez voir le Code criminel, ce n'est pas tout à fait ça, de l'espionnage ! », s'insurge M. Deramond.

- Hier, M. Pichet, vous avez « démenti » l'article de La Presse. Qu'est-ce que vous démentez au juste ?

« Dans votre tête, on a mis M. Lagacé sous écoute. »

- On n'a jamais écrit ça. On a dit qu'il y avait un mandat.

« Moi, c'est ce que je comprends en lisant l'article, qu'il a été sous écoute. Les lecteurs, il faut qu'ils comprennent ce qu'on est en train de se dire là. On peut parler jusqu'à demain, il faut qu'on retienne une chose. [...] On enquêtait sur des crimes graves commis par des policiers.

« Et c'est ultra difficile et technique, les mandats. [...] Quand des informations confidentielles sur les opérations policières fuitent, ça peut mettre des vies en danger. »

(Rappelons que, dans le cas de Djelidi et Chartrand, le jour de l'annonce des accusations, le chef Pichet a déclaré qu'aucune personne n'a été mise en danger, ni aucune enquête compromise.)

Il reconnaît que « la différence de perceptions » peut inquiéter les journalistes. Il est prêt à revoir les règles. Mais dit avoir examiné la « proportionnalité » entre la mesure d'enquête et la gravité du crime avant d'autoriser les interceptions.

« La commission d'enquête qui va avoir lieu, on va y participer, collaborer pour améliorer les choses, faut qu'on comprenne qu'on a un travail à faire. »

Nous aussi, M. Pichet, on a un travail à faire...

« Je le sais et je comprends, ça. Croyez-vous qu'on cherche à tout prix à utiliser des moyens exceptionnels ? C'est un cas exceptionnel. C'est le premier depuis que je suis ici. Mon premier réflexe, je suis allé chercher trois adjoints avant d'autoriser ça. »

- Mais si vous n'aviez pas eu de mandat contre Patrick, ça n'aurait absolument rien changé à votre dossier principal. Peut-être que vous n'auriez pas trouvé tout ce que vous cherchiez, mais vous avez eu la preuve sur le crime principal, et d'ailleurs, ça a donné lieu à des accusations...

« Vous touchez un bon point. Faudrait peut-être définir dans quel cas on peut utiliser ça, mais on parlait quand même d'accusations quand même graves pour un policier. Abus de confiance, parjure, entrave à la justice... »

Nous ne sommes pas d'accord en effet.

Photo Robert Skinner, La Presse

Le directeur du Service de police de la Ville de Montréal, Philippe Pichet

Photo Robert Skinner, La Presse

Didier Deramond, directeur adjoint du Service de police de la Ville de Montréal