Comme on écrit surtout sur ce qui va mal, dans ce métier, on reçoit souvent des commentaires qui commencent par « Mais voulez-vous ben me dire où est-ce qu'on s'en va, si c'est rendu que... ».

Que quoi ? Que plein d'affaires. Que des journalistes sont espionnés par la police. Que des docteurs couchent avec des patientes sans perdre leur job. Que la guerre. Que Donald Trump... Pas besoin de finir la phrase. Juste ça : Donald Trump. C'est rendu que Donald Trump !

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Y a de quoi être découragé et je voudrais surtout pas vous empêcher de l'être. C'est de saison.

Mais comment dire ? Je cherche le point d'équilibre entre la dénonciation vigoureuse et le désespoir politique. La légèreté, l'arrogance et l'incompétence avec lesquelles on a entrepris et laissé faire de l'espionnage policier sont révoltantes. Mais on n'est pas encore exactement en Russie. Il y a des mécanismes de contrôle, de critique, d'enquête. Et une des raisons pour lesquelles on n'est pas en Russie, c'est qu'on peut encore s'en indigner. Tout ce que le pays compte de politique l'a dénoncé, ou du moins s'est senti obligé de le faire.

Ce qui est réjouissant au bout de cette semaine étrange, c'est qu'il y a une mobilisation pour dire : pas ça.

Mais penser qu'il y a eu, quelque part dans le temps, un moment glorieux où la presse n'était jamais inquiétée, attaquée, surveillée, c'est oublier deux, trois événements historiques...

La liberté de la presse, comme toutes les libertés publiques, n'est pas donnée, elle est conquise.

On a beau être prévenu par quelques millénaires de la tendance des êtres humains à abuser de leurs pouvoirs et à contourner les règles, ça n'empêche pas de s'en indigner à chaque nouvelle manifestation. Mais ne concluons pas trop vite à la mort de la démocratie constitutionnelle...

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C'est rendu que Trump, disions-nous.

Je n'ai jamais autant eu hâte au 9 novembre, sauf peut-être si ça tombait le jour du défilé du père Noël, et encore. Je souffre un peu plus chaque jour d'anxiété trumpophobique, mal que plusieurs psys de New York ont diagnostiqué chez des clients qui voient leur représentation du monde s'écrouler avec l'émergence de ce mégalomane histrionique.

J'ai déjà écrit qu'il y avait chez Trump quelque chose d'inédit dans son aptitude à mentir et à injurier.

J'ai vraiment pensé : c'était mieux avant. Tellement mieux !

Puis, il m'est revenu en mémoire un article que j'avais lu sur la campagne électorale de l'année 1800, quand Thomas Jefferson a battu John Adams. Deux « pères fondateurs » dont les statues de marbre sont partout aux États-Unis. Jefferson, probablement le plus grand génie à avoir occupé ce poste, un visionnaire qui a ouvert le pays sur l'Ouest, polyglotte, érudit, séparateur de l'Église et de l'État...

Et pourtant, cette campagne de 1800, la première véritable en fait, est la mère de toutes les saloperies électorales.

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Chaque camp avait ses porte-parole dans différentes feuilles de chou. À côté de ce qui se disait, « Hillary la corrompue », c'est assez moumoune, question insulte.

Un journal d'affaires new-yorkais a écrit que si l'athée Jefferson était élu, il allait détruire la Constitution et faire s'écrouler le système financier du pays. Les États-Unis cesseraient les paiements sur la dette ; il entraînerait la mendicité et la banqueroute universelles. La marine serait démantelée, les navires saisis. Sans ressources, le Trésor serait incapable de payer les pensions des vétérans - de la Révolution.

Il y a des thèmes qui demeurent à travers les siècles, comme on voit.

Vous avez dit fraude ? Jefferson était accusé publiquement et sans preuve d'avoir acquis le domaine familial de Monticello par la fraude, en dépouillant une veuve.

Il fallait un peu de sexe aussi, et les partisans d'Adams disaient que Jefferson avait un « harem congolais ». (On a confirmé depuis par des tests d'ADN qu'il a probablement eu plusieurs enfants avec une de ses esclaves.) Le président de l'Université Yale disait que l'élection de Jefferson forcerait les femmes à la prostitution. Un journal a prétendu qu'il légaliserait l'inceste, le meurtre, etc.

Jefferson, de son côté, avait payé un journaliste qui affirmait qu'Adams allait déclencher une guerre contre la France, ce qui était totalement faux. On faisait courir des bruits sur sa sexualité - il ne serait ni homme ni femme, mais « hermaphrodite ». On l'a accusé d'être un fou dangereux, un criminel...

Le mensonge, l'injure, les faux complots, les rumeurs, les potins fusaient autant que sur les réseaux sociaux, au milieu d'une presse anarchique et archipartisane.

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Le magazine The Atlantic, revenant sur les effets à long terme de cette campagne historique, a écrit que « le Mensonge de campagne a atteint ici des proportions inconnues dans les autres pays. [...] Il a fallu qu'on mente de manière incommensurable pendant six mois, tous les quatre ans, pour que les mots imprimés des hommes n'aient plus aucun impact sur les croyances humaines ».

Ce texte pessimiste date de... 1873.

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Ce n'était peut-être pas toujours tellement, tellement mieux avant, finalement.

Il y a tout de même ceci qui était mieux : en 1801, une fois président, même le pire des hommes n'aurait pas eu au bout du doigt le pouvoir de détruire la race humaine.