On est loin de la crise des juges retardataires d'il y a 25 ans. Mais un peu partout au Canada, les tribunaux sont aux prises avec une poignée d'irréductibles magistrats qui ne font tout simplement pas le boulot. Ou qui n'arrivent pas à conclure.

Aucun n'a cependant été traîné devant le Conseil canadien de la magistrature, malgré leur obligation de « diligence ». Un juge qui délibère systématiquement un an, un an et demi, deux ans sans excuse valable (complexité extrême du dossier, maladie, etc.) commet sans contredit une infraction déontologique.

Au cours des 12 dernières années, des juges en chef exaspérés ont porté plainte au moins quatre fois contre des juges de leur cour. C'est le dernier recours quand les avertissements, encouragements et menaces n'ont rien donné. Les juges, indépendants constitutionnellement, n'ont pas de « patron », mais peuvent être destitués pour mauvaise conduite - des cas extrêmement rares.

Pourquoi aucun n'a-t-il jamais été traîné en discipline, alors ?

Il y a une évidente réticence à sortir l'artillerie lourde. Une sorte de tabou. Comme si on s'immisçait dans le travail du juge. Ce qui revient à une chose : la complaisance à l'égard des délinquants. Une tolérance trop grande qui se fait aux dépens des gens qui attendent une décision qui aura de profondes répercussions sur leur vie.

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J'ai parlé mercredi de la juge Karen Kear-Jodoin, connue pour avoir rendu plusieurs jugements hors délai (la limite fixée par la loi est de six mois). De surcroît, elle en a rendu plusieurs en anglais quand les parties étaient francophones. Elle « demandait » si quelqu'un avait une objection et disait parfois qu'ainsi le jugement serait rendu plus rapidement. Autrement dit : êtes-vous prêt à sacrifier votre droit linguistique pour permettre à la juge de... remplir son obligation de rendre le jugement avec diligence !

On aura noté que le juge en chef Jacques Fournier n'a pas tenté de minimiser le problème ou de « couvrir » sa juge : c'est tout simplement inadmissible, a-t-il dit.

Il faut comprendre que ces quelques juges retardataires sont « un bouton dans le visage » de la justice, comme il dit. « On voudrait donner une image impeccable de nos cours et c'est évident qu'on n'aime pas ça. »

Revenant sur ce cas hier au téléphone, le juge en chef assure que « son problème est en voie de se résorber », que la juge s'est amendée et même... qu'au prix d'efforts soutenus, elle rend désormais ses jugements en français quand les parties sont francophones.

Bonnes nouvelles... pourvu que ça dure.

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Il y a cependant un cas bien plus lourd à la Cour supérieure : le juge Gérard Dugré. Contrairement à 99 % de ses collègues, le juge n'inscrit pas la date des jours d'audience dans ses jugements. Ainsi, le lecteur ne peut pas calculer la durée excessive des délibérés, à moins d'aller consulter le plumitif.

« C'est un truc utilisé par tous les délinquants ! », note le juge en chef Fournier.

Le juge en chef affirme cependant que le délinquant en question « s'est beaucoup amélioré ». Mais impossible d'avoir des statistiques précises. On sait de plusieurs sources qu'il était l'objet de critiques d'avocats et de collègues, et dans la ligne de mire de son ex-juge en chef François Rolland.

En tout, le juge Fournier estime que la trentaine de causes officiellement en retard sans motif (répertoriées mensuellement) est le fait de « trois ou quatre juges, toujours les mêmes ».

Sur un groupe de quelque 150 juges, ce n'est peut-être pas énorme. Mais se défendre en disant que « ç'a déjà été bien pire » ou que « la vaste majorité travaille très bien » n'est pas utile, concède le juge Fournier.

« Le citoyen qui attend son jugement se fout bien des statistiques ! Pour lui, c'est 100 % de ses causes qui sont en retard et il a raison de se plaindre. » - Jacques Fournier, juge en chef de la Cour supérieure du Québec

Déjà que le système n'arrive pas à gérer le volume des affaires courantes, s'il faut en plus que les affaires traitées traînent dans le bureau du juge...

« Vous aurez remarqué que le nombre de députés à la Chambre des communes a suivi la démographie ; pas le nombre de juges, qui n'a augmenté que de 3 % depuis 1989 », dit-il. Les juges sous-performants irritent d'autant plus le juge en chef...

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Au Conseil de la magistrature, sans nommer les juges visés ni confirmer que le juge Dugré était du nombre, le directeur exécutif Norman Sabourin dit avoir reçu dans les 12 dernières années seulement quatre plaintes de juges en chef concernant des juges retardataires. Aucune n'a donné lieu à une condamnation disciplinaire.

Il explique que les juges sont contactés par le Conseil pour donner des explications - avec la menace implicite d'une plainte officielle. De l'aide est offerte, du « coaching » de juges retraités... « Ce n'est pas toujours de la paresse, certains veulent absolument être exhaustifs et veulent rendre la décision parfaite. Chaque cas est différent. »

Dans deux des quatre cas, « les juges se sont retroussé les manches et ont réglé leur problème. Un autre a démissionné et est décédé peu de temps après. Un quatrième s'est beaucoup amélioré après avoir accepté de l'aide, mais au bout d'un certain temps, il est retombé dans ses vieilles habitudes ».

Une seule a été publiquement semoncée par le Conseil, la juge Paulette Garnett, de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick. Surnommée par CBC « la juge la plus lente au Canada », elle avait été placée sur la touche en 2013 tant qu'elle ne réglait pas tous ses dossiers - systématiquement en retard. Autrement dit, une juge incapable de juger... tant qu'elle ne faisait pas son travail. Le Conseil a néanmoins refusé de porter plainte, estimant qu'après cet avertissement sévère et public, une première, la juge avait présenté ses excuses et était rentrée dans le rang.

Ce qui s'appelle avoir une 15e dernière chance aux frais du justiciable.

Norman Sabourin précise qu'il a maintenant l'autorité d'ouvrir une enquête de lui-même contre un juge, s'il prend connaissance d'une infraction dans les médias ou autrement - c'est lui qui l'a fait contre le juge Robin Camp, qui vient de faire l'objet d'une enquête pour sa façon incompétente et sexiste de gérer un procès d'agression sexuelle.

Bref, la menace existe bel et bien, mais pour l'instant, ce n'est que ça : une menace.