Mercredi, sa fille lui a dit : « Heille, maman, c'est la fête des Pères dimanche... » Elles ont souri. Elles ne pleurent presque plus. Ça fait sept ans qu'il est mort.

« On va profiter du rabais de la fête des Pères. Ça fait deux ans qu'on n'a plus de barbecue », a dit Kathleen.

Kathleen, c'est notre collègue Kathleen Lévesque, journaliste d'enquête de son métier. Elle a accepté de me raconter un bout de son histoire, même si elle la trouve « banale, semblable à des milliers d'autres ». L'histoire d'une famille dont le père est parti trop tôt.

Les enfants avaient 7 et 11 ans quand Charles a appris que cette bosse sur son épaule était un cancer. Il avait 41 ans. Vite, il a su qu'il n'y survivrait pas. Il a su que ses enfants vivraient exactement ce qu'il a vécu, vu que son propre père est mort quand il avait 11 ans.

« Il se reconnaissait dans Alexis, ce petit gars qui le voyait mourir. Il me disait : "Comment tu vas faire pour les élever toute seule ? Alexis, c'est un être de passion, tu seras jamais capable de l'encadrer !" » Ça n'a pas été une mince affaire, en effet.

À la fête de Noël des scouts, cette année-là, devant tous les parents, chaque enfant allait dire au père Noël ce qu'il voulait comme cadeau. « Je veux pas de cadeau. Mon père a le cancer, je veux qu'il guérisse », a dit Alexis.

« Disons en résumé que ç'a un peu fucké le party... »

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Longtemps avant de mourir, on ne pouvait pas même le toucher, encore moins le prendre dans ses bras. Ça lui faisait mal à hurler. Il n'a jamais accepté de mourir. Il ne voulait pas en parler. « J'avais des choses à lui dire pour les 40 prochaines années, mais pas là... Il n'y avait rien à dire. »

Kathleen l'a entendu dire à sa soeur : « Je cherche une autre façon de lui dire "je t'aime", je lui ai trop dit avec les mêmes mots... »

Puis, le jour est venu où le médecin a dit : c'est la fin. Quelques semaines au plus. « La chose la plus difficile de ma vie de mère, ç'a été de l'annoncer aux enfants. La plus drôle, aussi, par leur réaction... Ma fille m'a demandé si elle aurait le temps de finir l'année scolaire. Mon fils m'a demandé si on deviendrait pauvres. Je me suis lancée dans une explication sur les assurances hypothécaires... »

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Charles est mort à la maison, entouré d'une vingtaine de gens de sa grande famille, d'amis. Ils avaient installé un énorme motorisé dans l'entrée et la parenté campait un peu partout. Une atmosphère de tristesse et de vague party.

Le dernier jour, Kathleen a sorti le t-shirt préféré de Charles et a demandé à sa fille de l'ouvrir avec des ciseaux, pour le lui enfiler doucement. C'était un 24 mai. Une de ces journées lumineuses du printemps montréalais. Après les adieux et les pleurs, sa cousine a frisé les cheveux d'Elizabeth. Alexis a demandé : je peux jouer ?

« Ma belle-mère venait de perdre son fils, mais elle comprenait exactement ce que je vivais. Ses plus jeunes enfants avaient le même âge quand elle est devenue veuve - un mot qui fait peur, à 43 ans. » Déjà, à 18 ans, quand ils se sont connus au cégep de Rimouski, Charles disait qu'il voulait être enterré avec son père, au cimetière de Saint-Alexis-de-Matapédia. C'est ce qu'elles ont fait.

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Ils ont dormi collés à trois pendant neuf mois. « J'avais beau essayer, je ne pouvais pas prendre leur peine... j'avais la mienne en plus. Trois peines juxtaposées. Elizabeth ne dormait pas, on passait des heures à jaser jusqu'à ce qu'elle soit apaisée... Alexis était en colère du matin jusqu'au soir. On était des naufragés, on était à la dérive, je me disais : on va peut-être se noyer ? »

Quelques jours après la mort de Charles, Kathleen a pris ses messages téléphoniques au Devoir pour la première fois depuis un mois et demi. Des « sources » qui laissaient des messages sur des histoires de corruption. Des réponses à ses appels. Puis... Charles. Un message envoyé de sa chambre d'hôpital, une nuit de délire, un mois avant de mourir.

« Qu'est-ce que t'attends pour t'en venir ? », disait la voix.

Ça l'a prise à la gorge. « Papa a laissé un message ? Je peux l'écouter ? Est-ce que je peux lui en laisser un, moi ? Je voudrais juste lui parler petit de même... »

À l'école, on demandait à Alexis pourquoi il ne faisait pas de carte pour la fête des Pères. Ça pouvait finir en bagarre. Au camp scout, il voyait tous les pères venir chercher leur fils. Ou juste à la sortie de l'école, n'importe quel jour, quand un fils saute dans les bras de son père. Il disait « c'est pas juste », et c'était vrai.

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« Au début, je me suis dit : faut que je sois aussi le père. Je vais imposer mon autorité ! Les enfants m'ont ri en pleine face. Bon, ben, coudonc, je vais juste essayer d'être une mère... »

Sa fille a 20 ans maintenant. Elle est à l'université. Elle a avancé dans la vie avec cette absence, mais doucement.

Pour Alexis, les choses se sont mises à déraper à l'école. Kathleen l'a inscrit sans le lui dire dans l'équipe de football des Cougars de Saint-Léonard. Il avait à peine 12 ans, mais un gabarit impressionnant. Après deux jours, les entraîneurs ont écarquillé les yeux et ont mis le grappin dessus. « Il a des figures masculines fortes et positives autour de lui, des gens qui croient en lui. Il a mordu là-dedans. Mais pour faire du sport-études, il faut réussir à l'école. Alors, il travaille fort. Sans le football, ça ne serait pas arrivé... »

La semaine dernière, Alexis a été choisi pour participer au camp préparatoire de l'équipe du Québec des U18. Il a beau être en 4e secondaire, les recruteurs des cégeps rôdent autour du petit gars de 6'2. « Il a la rage de vaincre et de se dépasser », disait son coach Roody Longchamps dans un journal local.

« On a dû refaire notre casse-tête à quatre morceaux avec seulement trois, mais on est arrivés à être heureux. »

Demain, peut-être quand elle assemblera son barbecue, sa belle-mère l'appellera, comme elle l'a appelée à la fête des Mères, « vu que t'as aussi été le père un peu ».