J'ai reçu des nouvelles de Chine hier et ça fait vraiment plaisir.

« Cher Monsieur ou Madame, disait le courriel de Mme Sophie Zhong, il est bon de savoir que vous êtes le bon achat de rouleau de formation entreprise de machines, Big sera société à responsabilité limitée industrielle est un rouleau professionnel formant fabricant de la machine en Chine... »

A priori, je ne suis pas du genre à m'exciter pour un rouleau professionnel. Mais on m'offre une panoplie de produits allant du « stand agrafage toit formant la machine », au « toit de tuiles étape machine de formage » en passant par le classique « rouleau de porte obturateur machine de dossier découpeuse ».

« Big », vous dites ? J'ai tassé tout ce que je faisais pour passer une commande à Mme Zhong dans mon meilleur mandarin.

Par un hasard étrange, j'étais en train de lire un rapport de sociologue quand j'ai reçu le courriel de Mme Zhong. Or, un certain dialecte sociologique me semble extrêmement près d'une forme de chinois médiéval qu'on aurait plongée dans Google Translate. C'est comme si la langue utilisée visait à rendre plus incompréhensible le propos. Remarquez, c'est le propre de tous les jargons, celui des avocats comme celui des dentistes : parler pour briller chez les initiés à l'exclusion de la masse - encore que les dentistes ont moins besoin d'un jargon, vu qu'ils s'adressent généralement à des gens ayant la bouche ouverte et ne pouvant pas répliquer.

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Revenons au rapport de sociologue. Mme Valérie Amiraux détient la Chaire de recherche du Canada en étude sur le pluralisme religieux à l'Université de Montréal. Elle a beaucoup travaillé sur la discrimination envers les minorités religieuses, notamment les musulmans du Québec. C'est une sommité en la matière.

Récemment, les avocats des deux jeunes arrêtés pour avoir voulu rejoindre le groupe État islamique ont fait appel à ses services comme experte.

Le but des avocats : convaincre le tribunal d'interdire la diffusion d'éléments de preuve. Non seulement à cause des répercussions possibles sur le procès ; mais aussi à cause de la possible perception que le public pourrait avoir des accusés. Une perception si négative qu'elle mettrait la jeune femme en danger.

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les musulmans sont l'objet d'une « hyper-visibilité allant jusqu'à déformer leur identité ». L'auteure explique que « les représentations qui circulent des musulmans s'apparentent à du commérage » : on se sert d'anecdotes et d'informations erronées ou exagérées pour décrire la réalité des musulmans de manière péjorative.

« Des formes légitimes et illégitimes de savoir se croisent », ce qui contribue à « féconder l'anxiété et à maintenir élevé le niveau d'alerte sur certains sujets et à renforcer l'autorité discrétionnaire de certains sur d'autres ».

N'est-ce pas là justement un argument pour la diffusion de l'information judiciaire la plus complète possible ?

Non, car « même un traitement médiatique juste contribue à alimenter une discussion publique éloignée des faits ». Y a donc rien à faire pour combattre les préjugés que... de cacher de l'information ?

Voyez-vous, « dans un contexte marqué par un consensus sécuritaire et islamophobe, certains faits en viennent à parler d'eux-mêmes ». Les faits, « quelle que soit la façon dont ils sont présentés, ne sont plus les preuves de rien, ne pouvant faire sens qu'en référence à une interprétation publique déjà stabilisée, une lecture établie en quelque sorte. Les « faits » ou les « preuves » deviennent alors ce que les sociologues appellent des « opérateurs de factualité ».

Qu'est-ce qu'un « opérateur de factualité » ? C'est un peu comme un opérateur de machinerie lourde, mais avec des mots, je crois. Je l'imagine au bulldozer dans le champ boueux des signifiants, beding, bedang...

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Mais alors, si « même une information juste » alimente la déformation des faits... faut-il interdire toute information judiciaire sur les jeunes « radicalisés » et l'islam violent ? Faut-il tenir des procès secrets ? Ne pas sensibiliser les parents (qui dans ce cas ont alerté la police) ? Laisser les seuls experts, forts de leur savoir « légitime », discuter de ces sujets délicats ?

Le « commérage » existe sur tous les sujets. Si c'était un critère pour interdire la diffusion des audiences des tribunaux, aussi bien mettre fin à la publicité des débats.

La juge Lori Weitzman a carrément et heureusement rejeté ce témoignage, rejetant l'ordonnance de non-publication. « Nul besoin d'un expert en sociologie pour affirmer qu'en 2016 au Québec, la population musulmane confronte des préjugés et stéréotypes », écrit la juge de la Cour du Québec. Bien sûr, les préjugés sont répandus. Tenaces. Insidieux.

Mais s'il fallait suivre son raisonnement, on interdirait la diffusion de toutes les preuves dans tous les procès contenant des éléments « anxiogènes » ou touchant une minorité.

Si les procès sont publics, au fait, c'est pour qu'on puisse voir comment se comporte le pouvoir judiciaire dans tous les dossiers, notamment ceux impliquant les minorités.

On dirait que le principe de la transparence, de la libre diffusion de l'information, de la discussion publique large et sans entraves des enjeux sociaux et politiques, avec ce que cela comporte de chaotique, mais avec la conviction que la raison finira par l'emporter... on dirait parfois que ce qui est tout de même le coeur de la démocratie constitutionnelle, ce soit pour certains intellectuels un bizarre dialecte chinois.