Comment expliquer que Lise Thibault ait été envoyée en prison pour 18 mois, tandis que Mike Duffy a été acquitté sur toute la ligne ?

Entre l'orgie de dépenses de l'ex-lieutenant-gouverneur et les abus du sénateur, semblables en apparence, il y a plusieurs différences importantes.

D'abord, après cinq années de délais et de procédures farfelues, après 33 jours d'audience dans son procès, Lise Thibault s'est elle-même avouée coupable de fraude et d'abus de confiance envers les deux gouvernements.

Tandis que les remboursements de dépenses de Mike Duffy étaient réclamés avec des pièces justificatives, Lise Thibault refusait les demandes de précisions des fonctionnaires.

Mieux : elle mentait sur la nature des activités dont elle demandait le remboursement. Ainsi, on lui avait dit que les dépenses d'hébergement pour ses enfants n'étaient pas remboursables ; elle a donc fait croire qu'elle donnait une réception pour célébrer l'anniversaire de sa nomination. En réalité, elle faisait une fête pour les 40 ans de sa fille.

On a vu Lise Thibault réclamer des remboursements pour souper... dans trois villes simultanément.

À cela s'ajoutent un garden party de 59 000 $, des vacances en Floride, le transport de sa voiturette de golf à l'étranger, des voyages de pêche, etc. Toutes choses sans le moindre rapport avec sa fonction.

Le fait de refuser de répondre aux questions des fonctionnaires sur le détail des événements indique une mauvaise foi évidente, avait dit le juge Carol St-Cyr. Mentir sur la nature des événements pour contourner les règles est également le signe d'une volonté de tromper, bref, une intention criminelle.

Lise Thibault a admis avoir amassé beaucoup d'argent en réclamant des dépenses hors de ses villes de résidence. Ainsi, elle a pu contribuer à un REER, rembourser l'hypothèque sur son chalet et acheter six terrains autour de celui-ci.

L'INTENTION COUPABLE

De son côté, Mike Duffy a démontré qu'il avait demandé des autorisations à plusieurs reprises, notamment sur son lieu de résidence, au premier ministre lui-même. La Couronne n'a même pas fait témoigner le sénateur David Tkachuk, qui, selon Duffy, était une sorte de « gourou » l'ayant autorisé à réclamer ses dépenses.

Les frais de déplacement de Duffy étaient enthousiastes, il a étiré l'élastique de ses fonctions, mais ils n'étaient pas malhonnêtes, a dit le juge. Et surtout, ils étaient conformes aux normes qui existaient à l'époque. La Couronne dans le procès Duffy n'a pas démontré l'existence des règles et pratiques desquelles Duffy aurait dévié de manière objectivement malhonnête.

Au contraire, dans le procès Thibault, la poursuite a démontré qu'en plus d'accaparer à elle seule plus de la moitié des budgets des lieutenants-généraux du Canada, Lise Thibault était la seule à refuser de répondre aux demandes des contrôleurs. Ses collègues soumettaient des comptes détaillés et précis.

Et si les dépenses de Duffy dans plusieurs cas sont discutables, elles ont au moins un semblant de rapport avec ses fonctions politiques. La pêche au saumon de Lise Thibault, moins...

Le juge se dit « mal à l'aise » avec certains procédés de Duffy, comme de payer un contractant qui lui payait une maquilleuse avant une apparition publique ou un entraîneur personnel/consultant en santé. Mais ça ne franchit pas le seuil criminel de l'intention de tromper, dit le juge.

LA PREUVE

Il y a toujours une part d'intangible dans l'évaluation de ce qui est supposément « malhonnête objectivement ». Ou d'une conduite qui montre un « écart marqué » par rapport à ce qu'un sénateur moyen ferait. Mais encore faut-il faire une preuve des pratiques généralement acceptées - ce qui a été fait dans le dossier Thibault. Est-ce qu'on faisait payer Duffy pour un party de gaspillage auquel il n'était qu'un des participants ? On a surtout prouvé des normes à la va-comme-je-te-pousse.

Il y a aussi une simple question de crédibilité des témoins. Or, il se trouve que Duffy a plutôt bien témoigné. Dans l'ensemble, il s'est montré très crédible, a dit le juge Charles Vaillancourt. La Couronne a négligé de le contre-interroger sur plusieurs éléments clés. Le juge n'a pas été impressionné non plus par l'argument selon lequel on ne peut pas se fier à l'apparente crédibilité de Duffy comme témoin, car il est habitué à parler en public... Wright, au contraire, a paru comme un manipulateur et un exécuteur de basses oeuvres qui s'enveloppait dans son inspiration biblique.

La façon de mener le procès, la qualité de la preuve changent tout. Il ne suffit pas qu'on soit choqué par l'insouciance évidente de Duffy à l'égard des fonds publics pour que la preuve d'un crime soit faite.

LA POLITIQUE

L'autre grande différence dans le dossier Duffy, c'est le degré de politique toxique qui l'a enveloppé. Le juge Vaillancourt a été révolté par les manoeuvres de dissimulation, de pression et de manipulation de l'opinion publique par le bureau de Stephen Harper. C'est le chef de cabinet Nigel Wright et son entourage qui ont forcé Duffy à accepter le chèque pour rembourser ses dépenses excessives, et à raconter une histoire pour couvrir la manoeuvre. Le juge se dit renversé de voir à quel point les gens de Harper jouaient avec les sénateurs comme avec des pions sur un échiquier.

Toute cette opération politique est en toile de fond dans le jugement Duffy. Il n'y a pas de doute que cela a coloré l'analyse de la crédibilité de Duffy et de toute la preuve, jugée insuffisante.

En somme, Lise Thibault était une reine, c'est du moins ce qu'elle a plaidé sans succès, et Duffy, un pion.

Photo Jacques Boissinot, La Presse Canadienne

Lise Thibault s'est elle-même reconnue coupable de fraude et d'abus de confiance envers les deux gouvernements, rappelle notre chroniqueur.