Il fut un temps pas si lointain, au Québec, où l'inceste et la pédophilie n'existaient pas. Pensez si nous étions bénis : ces choses-là arrivaient peut-être dans des contrées lointaines ou dans des contes à faire peur aux enfants. Mais pas ici.

Si une jeune fille osait dire à sa mère que le grand-père, l'oncle ou le curé l'avait violée, il n'était pas rare qu'on la traite de menteuse ou qu'on lui dise de se taire.

On ne veut pas croire ces choses-là. Pas lui, ça ne se peut pas, il ne ferait jamais des choses semblables, lui si doux, si charmant...

Ce que vit la famille artistique au Québec depuis une semaine ressemble à ça. Un mélange de tristesse, d'effarement et d'embarras. Tristesse de voir salie la mémoire d'un homme auquel beaucoup vouaient un culte, ou du moins une immense admiration. Effarement devant l'ampleur des révélations : on ne parle plus de « jeunes amants » consentants à l'âge indéterminé entre la fin de l'adolescence et le début de l'âge adulte. On parle d'enfants agressés sexuellement.

Embarras enfin parce que « tout le monde savait » son penchant pour « les garçons », sans trop élaborer. Sans trop préciser ce qu'on savait, ce qu'on aurait dû savoir... Certainement pas l'histoire de Jean, non, ni celle de Bernard Dansereau, bien sûr. Mais les garçons de passage... À bien y penser, quel âge avaient-ils ? Tout le monde se sent un peu mis en cause.

D'où les restrictions mentales ici et là, les nuances du langage, la confusion même (Lise Payette qui pourtant connaît son français, qui n'a plus l'air de distinguer un « homosexuel » d'un « pédophile »...).

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D'où cette urgence de pousser l'oeuvre vers le haut pour mieux faire caler cette sale vérité, ce secret de famille.

Jusqu'à l'éditeur Boréal, qui a choisi de lancer la bombe dans le livre de Yves Lever (quatre pages au milieu), sans rien détailler, comme s'il s'agissait d'un bout de chapitre sur ses hobbies. Par ailleurs, Jutra était pédophile...

Ce choix de ne pas vider le sujet, de ne pas alourdir inutilement le récit par des faits par trop encombrants, ce choix à lui seul en dit assez long sur l'embarras de tout le milieu médiatico-artistico-intellectuel.

Plutôt que de risquer une accusation de jaunisme par ses pairs, l'auteur Yves Lever a préféré laisser faire le sale boulot du récit factuel par les journalistes. Ah, vous voyez, j'avais dit vrai !

Pardon, monsieur, tout ce que vous avez dit, c'est « moi, je le sais ». Merci au collègue Hugo Pilon-Larose d'avoir nommé les choses et de l'avoir bien fait.

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Le milieu artistique est-il plus complaisant envers la pédophilie ? Est-ce que, par attrait pour la transgression, on y passe plus facilement l'éponge ?

Ça se peut. Mais ce n'est pas vraiment ce qui m'intéresse ici. C'est la propension universelle au déni. On ne veut pas croire, même devant l'évidence. Comme aveuglé par une lumière trop crue, on préfère regarder ailleurs, ça fait moins mal. On ferme à moitié les volets : dans le clair-obscur, on voit plus de nuances de gris.

Je n'essaie pas ici d'accabler ceux qui se sont portés à la défense de Jutra de toutes sortes de manières. Il fallait un certain courage pour se dire un ami de Jutra cette semaine. Je n'essaie pas non plus de faire brûler son oeuvre.

Je veux simplement faire ressortir ceci : le cas Jutra n'est pas du tout exceptionnel. Il est banal.

Chez les escrimeurs, l'entraîneur Untel était lui aussi adulé. De calibre olympique. Un éducateur formidable. Insoupçonnable ! Mais pédophile.

Tel prêtre était dans son milieu une idole. Un leader spirituel, un homme exemplaire ! Mais un pédophile. Les amis ne pouvaient pas le croire...

Une enquête de la police de St. John's, Terre-Neuve, en 1975, faisait état de nombreuses agressions sexuelles commises par des religieux dans l'orphelinat de Mount Cashel. La Couronne n'a pas voulu déposer d'accusations. Cover-up, a-t-on conclu 15 ans plus tard, quand l'ampleur du désastre a été révélée. Mais déni, aussi. Va-t-on faire accuser ces prêtres et frères respectables par ces gens bizarres ? Voyons, ça ne tient pas debout... Ils exagèrent...

Eh non.

Ce qui est dangereux, c'est d'essayer de faire croire aux gens, ou de se convaincre, que ce pédophile-là est moins coupable de pédophilie, vu qu'il était un homme par ailleurs exceptionnel. Sa pédophilie serait comme atténuée par toutes ses autres immenses qualités.

Devinez quoi : la hiérarchie catholique pensait comme ça, quand elle a protégé tant de pédophiles pendant tant d'années. C'étaient leurs amis, leurs collègues, ils les connaissaient, ils les aimaient. Ils allaient se réformer, on allait les déplacer dans une autre paroisse, ils auraient appris de leur leçon...

Eh non.

Ce serait commode si le pédophile était un monstre qu'on peut identifier à l'oeil nu, caché derrière un buisson. Cette vision rassurante du pédophile-monstre est dangereuse.

Ça peut aussi être un homme brillant, au charme irrésistible, un créateur d'exception. Claude Jutra. Ton meilleur ami. Ton parrain.

Pas croyable. Mais vrai.