Quel que soit le verdict, le plus grand service de police municipale du Canada ressort du très chaotique procès Ghomeshi comme une bande d'amateurs et d'imprudents. Mais la leçon vaut pour tout le système judiciaire.

Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment des policiers d'expérience et un procureur aguerri ont-ils pu si mal se préparer ? Se faire cacher des faits cruciaux, se faire mentir abondamment aussi par les plaignantes ?

La réponse est dans le mélange de bons sentiments et de précipitation qui a intoxiqué le service de police et jusqu'au bureau des procureurs. La réponse est dans le climat social de l'automne 2014.

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Mi-octobre 2014, les allégations de viol autour de Bill Cosby font surface. Une vague de dénonciations de comportements sexuels violents balaye toute l'Amérique du Nord.

Fin octobre, CBC apprend que le Toronto Star s'apprête à publier une série de révélations sur les comportements sexuels violents de sa plus grande vedette, Jian Ghomeshi. Il est suspendu le 24. Ghomeshi explique le 26 sur Facebook qu'on s'apprête à faire des révélations sur sa vie sexuelle non conventionnelle - jeux de rôles, pratiques sadomaso, mais toujours « consensuelles », dit-il. Le même jour, le Star publie les affirmations de trois femmes qui disent avoir été brutalisées par Ghomeshi lors de rencontres intimes. Le 29 octobre, le Star cite huit femmes...

Les médias et les groupes de pression se tournent alors vers la police de Toronto : qu'est-ce qu'on attend pour faire enquête ? Est-ce que la police a les bras croisés ? Quoi, on protège les vedettes, c'est ça ?

La plupart des gens au Québec n'ont pas idée de ce que représentait Jian Ghomeshi à cette époque. Un animateur brillant à la voix caressante dans le studio duquel se précipitaient toutes les grandes vedettes de la culture pop, de la littérature et de la société. Son show, Q, était diffusé largement sur la radio publique américaine.

Toujours est-il que cette semaine-là, la pression est telle que le chef de police lui-même, Bill Blair, donne un point de presse le 30 octobre pour répondre aux critiques.

Nous ne pouvons faire enquête sans plainte des victimes, dit-il. J'en appelle à toutes les femmes, toutes les personnes qui ont pu être victimes, et pas seulement dans ce dossier, ajoute-t-il. Nous avons une brigade de 200 enquêteurs, elles seront bien reçues, écoutées, et nous pourrons aussi les diriger vers des services de soutien. Il souligne qu'il n'y a pas de prescription : même si les faits remontent à 2002 et 2003, des accusations sont toujours possibles.

Le lendemain, déjà, deux femmes ont formellement porté plainte. L'une d'elles déclare que c'est l'appel du chef de police qui l'a décidée à porter plainte. Jusque-là, elle se demandait si c'était assez grave, si elle serait crue, si ça ne faisait pas trop longtemps. Elle a vanté le professionnalisme des policiers, leur compassion. Deux autres plaignantes iront voir la police.

Le 26 novembre, Ghomeshi fait face à quatre premières accusations d'agression sexuelle et une d'étranglement d'une victime dans le but de commettre un crime - en l'occurrence une agression sexuelle.

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Qu'un chef de police incite les victimes à porter plainte, rien de plus normal. On veut aussi, évidemment, que la police soit particulièrement bienveillante envers les victimes d'agression sexuelle. Les escouades de nos jours sont d'ailleurs bien formées et prennent très au sérieux ces crimes, contrairement à ce qu'on clame encore ici et là.

Ce n'est pas une raison pour tomber dans la complaisance. Or, de toute évidence, c'est ce qui est arrivé ici. Des interrogatoires relativement brefs dans lesquels on n'a pas exploré les zones d'ombre de ces dépositions. Comme le fait que même après « le crime », les trois sont demeurées sous le charme de leur agresseur. Que l'une d'elles, prétendument terrorisée dans un parc, a invité Ghomeshi chez elle le lendemain et l'a fait jouir dans sa main. Qu'une autre, 13 jours après avoir été étranglée, a écrit une longue lettre d'amour, regrettant de ne pas avoir fait l'amour avec lui et disant qu'elle aime ses mains. Deux d'entre elles se sont écrit 5000 messages, dont certains où elles s'encouragent mutuellement et se demandent jusqu'où la défense peut creuser pour retrouver leurs anciens messages à Ghomeshi.

Tout est possible, bien entendu, et les relations humaines et sexuelles sont souvent tordues. On peut être victime ET vouloir revoir son bourreau. 

Le problème, c'est que les trois ont fait grand cas du traumatisme que Ghomeshi leur avait causé et ont menti, menti, menti sur leur réaction après. Elles ont même mis l'accent dans certains cas sur leur crainte et leur décision de ne plus jamais le revoir, comme pour rendre l'affaire la plus dramatique possible. Pour en rajouter.

Et ça, c'était à la police de le découvrir. C'était aux procureurs de la Couronne de le faire sortir.

Mais non : il fallait faire vite, il fallait à tout prix se montrer soucieux de protéger les victimes, il fallait sortir des accusations.

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Devant un tel gâchis, on se demande comment le juge pourrait retenir ces accusations. Mais même si, contre toute attente, le juge estime que ces trois témoins, même en s'étant parjurés, disent la vérité sur le crime. Il est tout à fait incroyable que l'accusation se soit fait berner de la sorte sur des sujets aussi importants.

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Il se trouve des gens pour dire que le système de justice ne protège pas assez les victimes, qu'il faut changer le fardeau de la preuve, etc. Voilà exactement le genre de tentation, je dirais de piège à cons, où nous mène une enquête policière incompétente. Baissons la barre !

Le jour où l'on enverra des gens en prison parce qu'ils « ont l'air de » ou « ont probablement » commis un crime, on n'aura aidé aucune victime et on aura foutu en l'air nos libertés publiques. Y a des cas...

Il s'en trouve aussi pour dire que c'est une sorte de complot féministe qui a mené à ce procès raté. Qu'on a sacrifié un pur innocent. Je rappelle que Ghomeshi fait face à un autre procès, en juin. Je rappelle aussi que plusieurs autres femmes ont décrit des gestes qui vont du « déplacé » au « harcèlement » à l'agression physique pure et simple. De toute évidence, ce type a quelques... problèmes, on va dire pour l'instant.

Tout ceci ne veut pas dire que le large mouvement de prise de conscience et de dénonciation n'était pas bon. Ni que c'est « la faute au système » si jamais Ghomeshi « s'en sort ». C'est parce que le dossier était très, très mal monté. Or, le procureur général n'est pas censé vouloir gagner des causes à tout prix, mais présenter une preuve complète, honnête, et ne déposer des accusations qu'avec des perspectives raisonnables de condamnation.

Tout ça devrait nous rappeler, par contre, qu'on ne peut pas demander l'impossible à un procès. La justice criminelle ne peut pas régler tous les problèmes sociaux dans ce pays.