La parole des femmes contre celle de l'accusé ? Même pas. Jian Ghomeshi n'a pas dit un mot pour sa défense. Ça en dit long sur l'assurance qu'a son avocate de le faire acquitter. Ça en dit long surtout sur la faiblesse des témoignages.

Jeudi, dans la salle de l'ancien hôtel de ville de Toronto, l'avocat de la Couronne Michael Callaghan a tenté de convaincre le juge que « sur l'essentiel des accusations », les trois plaignantes n'avaient jamais vacillé. Et que ce procès, au fond, porte sur le droit à l'intégrité du corps.

Non, ce procès porte plutôt sur l'intégrité de la justice elle-même, a répliqué Marie Henein, l'avocate de Ghomeshi. C'est par les règles exigeantes de la vérification des faits, en cour, qu'on établit la vérité. En se fondant sur les faits, pas les émotions. Pas « avec des tweets et des communiqués de presse ».

Le procureur Callaghan a exhorté le juge William Horkins à ne pas recycler les vieux préjugés sur la façon supposée dont une victime d'agression sexuelle « devrait » se comporter « normalement ». Ce qui peut paraître bizarre n'est pas pour autant faux. Le fait qu'elles aient mis 13 ou 14 ans à dénoncer Ghomeshi n'a rien de suspect, c'est même très commun. Et si les trois femmes n'ont pas dit spontanément qu'elles avaient toutes revu ou tenté de revoir Ghomeshi, ce n'était pas pour tromper la cour. C'est parce qu'elles pensaient que ce n'était « pas pertinent ».

Le problème, a répliqué Marie Henein, ce n'est pas le comportement étrange ou paradoxal de ces femmes. Ce n'est pas qu'elles aient tenté de contacter l'accusé après une expérience traumatisante.

Le problème, c'est que d'elles-mêmes, les trois plaignantes ont souligné qu'elles ne l'avaient pas recontacté, pour donner du poids à leur témoignage.

L'une a dit qu'elle avait été tellement traumatisée qu'elle ne pouvait plus le voir ou l'entendre à la radio. Pourtant, un an après les faits, elle a tenté de le revoir.

Une autre a dit avoir refusé de le voir autrement qu'en public, tellement elle avait peur de lui. C'est elle, la comédienne Lucy DeCoutere (elle a renoncé à l'anonymat), qui écrit une lettre manuscrite de six pages, 13 jours après avoir été étranglée par Ghomeshi. Non seulement elle lui dit qu'elle « aime ses mains », elle dit qu'elle a « aimé le voir », qu'elle veut le baiser, qu'elle est « triste » de ne pas avoir couché avec lui cette nuit-là.

« Manifester sa déception de ne pas avoir eu une relation sexuelle et manifester son intérêt sexuel », voilà qui colle difficilement avec le portrait d'une femme traumatisée.

Encore là, le plus grave n'est pas dans cette contradiction, a dit Me Henein. Le pire, c'est que c'est à la toute dernière minute que ces faits ont été divulgués par la plaignante. Jamais elle n'en a parlé à la police - à qui elle a fait une déclaration sous serment. Jamais elle ne l'a dit dans son témoignage. Il a fallu que son propre avocat informe la poursuite, en plein milieu du procès.

Pourquoi cette divulgation de dernière minute ? Parce qu'elle craignait que la défense ne la divulgue elle-même. Confrontées à une preuve objective, les trois plaignantes ont admis des contacts avec Ghomeshi. L'une des trois, qui dit s'être fait étrangler par l'accusé sur un banc de parc et avoir fui aussitôt, l'a invité chez elle... le lendemain. Elle a dit n'avoir jamais eu de rapport sexuel avec lui, mais au procès, elle a admis l'avoir masturbé chez elle. Elle reconnaît maintenant qu'elle a délibérément trompé la police - tout en disant que pour elle ce n'était pas une relation sexuelle.

Faut-il passer l'éponge sur autant de mensonges par sympathie ?

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Précisons de quoi on parle dans ces trois dossiers d'agression sexuelle, une expression qui recouvre toute une gamme de gestes. Ce cas-ci est hors norme à plus d'un titre. Notamment parce que la Couronne reproche à Ghomeshi trois « agressions sexuelles », mais aucun contact sexuel.

Comment est-ce possible ? Une agression sexuelle est l'utilisation de la force contre quelqu'un, sans son consentement, dans un contexte sexuel. Dans les trois cas, les plaignantes décrivent une rencontre en soirée, un début de flirt, des baisers (le contexte), puis des gestes brutaux - cheveux tirés, gifles, coup de poing, étranglement. Mais pas de rapport sexuel : la soirée finissait là-dessus. Ça n'en demeure pas moins des crimes, si ça s'est passé comme ça. Mais la thèse de la poursuite est que c'est à ces gestes violents que les plaignantes n'auraient pas consentis, pas à une relation sexuelle forcée.

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« Les mensonges sont plus troublants que leur comportement », a plaidé l'avocate de Ghomeshi. Il faut voir la raison de ces mensonges. Ça n'a rien à voir avec la méconnaissance du système judiciaire - les trois plaignantes sont représentées par un avocat, deux ont un relationniste.

Les questions sont simples, les règles aussi : il faut dire la vérité... au complet. « Dans notre système, un procès ne devrait pas être un jeu de roulette russe [chicken] ».

Puis, comme pour répondre aux critiques qui s'élèvent un peu partout à son sujet, pour avoir été soi-disant trop dure avec les témoins, l'avocate Henein a cité la juge Claire L'Heureux-Dubé, « une des plus éminentes juristes féministes que ce pays a connues » : on ne peut pas s'appuyer sur des faussetés pour fonder une condamnation, disait-elle. Le nom de la juge est une forme de langage codé : la juge L'Heureux-Dubé est célèbre entre autres pour avoir dénoncé les mythes entourant les agressions sexuelles. C'est à elle que référait l'avocat de la poursuite en disant de ne pas tirer de conclusion négative du comportement étrange des plaignantes.

Pour justifier leur conduite, ces femmes ne peuvent pas dire qu'elles ont subi un traumatisme issu d'une longue relation, d'une relation d'autorité, ou même financière : elles n'étaient pas même des amies de l'accusé. « Le parjure n'est pas une preuve de traumatisme. On ne peut pas s'en sortir, une fois pris à mentir, en disant : oh, c'est comme ça que les victimes se comportent. »

Le réquisitoire du procureur Callaghan était assez terne. Il lisait prudemment ses notes après un procès qui n'a fait qu'aller plus mal chaque jour. Les deux avocates de la défense se sont montrées franchement plus éloquentes, hier. Marshall, Milgard, Morin... Les erreurs judiciaires servent à nous rappeler pourquoi il faut une preuve « hors de tout doute raisonnable » avant d'envoyer quelqu'un en prison. C'est vrai pour tous les crimes.

Difficile d'imaginer que le juge William Horkins n'ait pas un beau gros paquet de doutes. On saura, le 24 mars, s'il les trouve raisonnables...