Il y avait quelque chose d'un peu dément dans l'aventure. Montréal et sa banlieue en 1884 comptaient à peine plus de 200 000 habitants. Le tiers étaient anglophones. Trois adultes sur dix ne savaient pas lire. Il y avait déjà une dizaine de quotidiens - dont six de langue anglaise.

Et pourtant, cet automne-là, un homme d'affaires fit venir de Paris une presse Marinoni et fonda La Presse. Cette presse était, d'après le journal, «la plus belle et la plus parfaite du continent américain». «New York, Boston, Chicago n'en possèdent pas une aussi perfectionnée», ajoutait-on.

Pensez: cette machine fumante de 11 000 pièces pouvait imprimer et plier en une heure 20 000 exemplaires - le journal n'avait alors que quatre grandes pages bien tassées, mais tout de même...

Nous voici 131 ans plus tard, et s'il n'y a plus de compositeurs, de typographes, d'attacheurs, il y a encore cet objet: un truc fait avec de la pâte d'épinette sur lequel on a imprimé des mots et que des gens vont livrer de maison en maison...

Ce n'est toujours que le support, me direz-vous. L'essentiel, ce n'est pas le camion du laitier ni la bouteille, c'est le lait, pas vrai? Ce qui compte, c'est ce qu'on y dit, pas le papier...

Bien sûr. J'ai fait depuis un bout de temps le deuil du papier, ou plus exactement je me suis résigné à sa lente disparition. J'ai relu un texte là-dessus que j'ai écrit en... 2009. Le choc est encaissé à l'avance, on sait que ça s'en vient depuis un bail.

Mais ne demandez pas à un journaliste de ma génération de ne pas avoir un peu de nostalgie. La Presse que j'ai connue d'abord, dans l'autre siècle, avait ses vieilles rotatives qui démarraient comme un train en fin de soirée, à heure fixe. Il y avait quelque chose de dramatique dans ce moment définitif où une journée vue de Montréal était fixée pour toujours... Les pressiers mettaient des chaussons blancs pour recouvrir leurs bottes en prenant l'ascenseur, il y avait une odeur d'encre, il y avait du mouvement et des vibrations dans tout l'édifice, il y avait une sorte de cycle industriel et humain dans lequel nous étions, et qu'on pouvait voir, toucher...

Depuis sept mois, la rédaction est installée dans l'ancien atelier d'impression, fermé depuis 10 ans. Il y avait tellement d'encre dans le béton qu'il a fallu des semaines pour l'extraire.

Il y a quelque chose de bizarre et d'anachronique à aller chercher du bois dans une lointaine forêt en Gaspésie et à le transformer de toutes sortes de manières pour que quelqu'un à Boucherville lise La Presse.

Ce n'est peut-être pas tellement plus bizarre, remarquez, que de penser que des usines d'assemblage en Chine nous parvient cet outil sans lequel, six jours sur sept, on ne pourra plus lire La Presse...

C'est annoncé depuis longtemps, intégré même. Pour la plupart des lecteurs, déjà passés à La Presse+, la journée d'aujourd'hui ne marque rien de très spécial, puisque c'est déjà sur la tablette que ça se passe.

Ce n'en est pas moins un passage symbolique et historique. On a beau le vivre depuis quelques années déjà, ce jour arrive: cette bonne vieille bouteille de verre est au musée du lait.

Même si je ne la lisais presque plus sur le papier, ça fait drôle. Il n'y aura plus cette preuve matérielle de notre travail, empilée jour après jour à l'entrée du journal, découpable, pliable et barbouillable. Sauf un jour par semaine, nos mots flotteront électroniquement, sans taches sur les doigts...

En même temps, il fallait voir le regard halluciné des anciens journalistes venus visiter la nouvelle salle de rédaction, cet automne. Il n'y en a pas de plus spectaculaire, de plus belle, de plus moderne en ville. C'est le symbole concret non pas d'une disparition, mais d'un projet journalistique ambitieux.

Quel projet? Continuer à faire vivre un journalisme de qualité, de référence, en explorant les possibilités de la technologie au lieu d'en déplorer l'assaut.

Tous les journaux du monde cherchent leur avenir. Mais le nôtre n'a pas d'équivalent technologique. Comme l'écrivait quelqu'un dans ces pages il y a 131 ans à propos de la presse Marinoni, ce qu'on entreprend ici à Montréal, on ne le voit ni à New York, ni à Boston, ni à Chicago...

J'époussette donc les restes de nostalgie qui traînent sur le revers de ma veste. Et je contemple l'innovation assez vertigineuse qui m'entoure. Tant qu'ils n'auront pas inventé de vraie machine à écrire, il faudra encore des humains pour faire essentiellement la même chose... Raconter le monde.