La conclusion est décevante, mais de là à dire que la commission Charbonneau n'a « servi à rien » ? Faudrait quand même pas charrier. Une fois constatées les faiblesses nombreuses de l'exercice, je crois encore que cette commission d'enquête a été un moment d'hygiène démocratique nécessaire.

A-t-on oublié ? Reportons-nous à l'automne 2011, quand le gouvernement Charest a fini par accepter la tenue d'une commission d'enquête. Gilles Vaillancourt était encore maire de Laval, Gérald Tremblay, maire de Montréal. Les reportages s'accumulaient sur le financement illégal des partis politiques, mais surtout des libéraux, champions toutes catégories. Une nette odeur de pourriture flottait dans l'air.

Tous ceux qui nous disent aujourd'hui que ça n'a « servi à rien » sont donc d'accord avec ce que disait Jean Charest il y a cinq ans ? C'est-à-dire que les autres mécanismes de l'État allaient s'occuper du ménage ?

Il y a des choses qu'une commission d'enquête peut accomplir que la police ne peut pas faire. Montrer, démontrer, exposer. C'est une occasion d'examiner un problème social majeur et de trouver des moyens de le contrer. Et ç'a été fait.

Bien sûr qu'il y a eu des problèmes. Dès le départ, la Commission a perdu ses deux procureurs les plus expérimentés - dont Sylvain Lussier, procureur-chef, qui avait l'expérience de Gomery. C'est majeur.

Ensuite, le troisième commissaire, le professeur Roderick Macdonald, malade, n'a jamais siégé. Il est mort l'an dernier. Il aurait fallu le remplacer. On se retrouve avec un rapport où il y a divergence sur un point très important. La « dissidence » de Renaud Lachance, même si elle ne fait que quelques pages pour contredire un chapitre de 150 pages, n'est techniquement pas une dissidence : ils étaient deux !

Le mandat, ensuite, était si vaste qu'on pouvait s'y noyer - et le poisson aussi. Tous les contrats de construction des municipalités du Québec... de tous les ministères et organismes... plus le crime organisé... et le financement des partis politiques... Sur 15 ans !

Le plan de match paraissait flou, bien souvent.

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La Commission a pris le parti de ne pas convoquer les chefs de parti aux audiences publiques. Ni le grand argentier du Parti libéral, Marc Bibeau, pourtant cité par plusieurs témoins. Leurs témoignages à huis clos ont sans doute montré qu'ils ne feraient pas avancer le débat, qu'ils affaibliraient peut-être même la preuve. Symboliquement, pourtant, ces absences ajoutent à la déception.

La Commission a décidé d'éviter de formuler des blâmes. Des préavis ont été envoyés, comme la jurisprudence l'exige, pour que chacun puisse se défendre. Ces préavis sont envoyés largement, au début de la rédaction, pour donner le temps aux personnes visées de se défendre ou d'ajouter à la preuve. Ils ne signifient pas que la personne sera effectivement blâmée.

On entre ici sur un terrain juridique délicat. Le pouvoir de faire des blâmes ou d'identifier des « conduites reprochables » est assez encadré. Une commission d'enquête, par exemple, ne peut pas tirer de conclusions de responsabilité criminelle ou civile. D'abord parce que n'est pas le but de l'exercice - il y a des procès pour ça. Ensuite parce que les règles de preuve sont beaucoup plus souples. On accepte toutes sortes de preuves devant une commission qui sont inadmissibles dans un procès criminel. Il faut être d'autant plus prudent avant de tirer des conclusions défavorables contre quelqu'un.

On a vu par le passé des gens blâmés se rendre devant les tribunaux avec succès pour faire annuler des passages de rapports - on pense à Jean Chrétien et son chef de cabinet Jean Pelletier contre le rapport Gomery.

Manifestement, la Commission a voulu éviter les contestations judiciaires et s'en tenir à l'essentiel : faire un récit clair, appuyé, de tous les stratagèmes. Quand on compare le rapport au ton musclé de John Gomery, j'avoue être déçu du peu de reproches formels. Ça fait mou.

En même temps, le rapport ne se gêne pas pour tailler en pièces le témoignage de l'ex-ministre Julie Boulet. La manière dont Nathalie Normandeau menait son ministère, les accointances de son chef de cabinet avec Roche, tout ça mène à une conclusion nettement défavorable chez le lecteur.

Mais le lecteur espère une forme de jugement, et sévère, si possible...

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L'autre motif de déception chez le lecteur, c'est évidemment l'écart entre le municipal et le gouvernement du Québec. Dans les villes visées, la corruption était claire, franche, presque joviale. Au gouvernement du Québec, on a démontré seulement un « lien indirect » entre le financement politique et l'obtention de contrats - et encore, Renaud Lachance ne le voit même pas. Mais nulle preuve de corruption directe. Favoritisme, pressions, copinage, sans doute. Mais rien qui s'approche du monde municipal.

La commission d'enquête est-elle une faillite parce qu'elle expose un monde politique à Québec plein de faiblesses... mais qui n'est pas imprégné par la corruption ? Il ne faudrait quand même pas imposer une obligation de résultat aux commissions d'enquête avant même qu'elles n'aient commencé leurs travaux...

Je reviens donc à ce qui me semble l'essentiel : malgré toutes ses grandes faiblesses, cette commission nous a rendu de grands services, et pas seulement dans la diminution des coûts des travaux et le changement de personnel politique. Elle nous a montrés à nous-mêmes. Elle nous a rappelé que quand on ne s'occupe pas de la politique et de la vie publique, elle se dégrade, elle se corrompt. Elle nous a montré les conséquences du laisser-aller démocratique.

Elle nous a renvoyés à nos responsabilités. Ça ne me semble pas totalement inutile.