Un certain jour d'avril 2009, tous les Hells Angels du Québec étaient en prison, sauf deux. Huit ans après le «Printemps 2001», on venait d'assister à la plus grande rafle anti-motards nord-américaine.

Six ans plus tard, le seul procès qui a commencé vient de s'écraser lamentablement. Les cinq Hells Angels accusés de meurtres ont été libérés par le juge James Brunton.

Pourquoi? Parce que même contre le crime organisé, tous les coups fourrés ne sont pas permis. Malgré des ordres clairs et répétés de la cour, la poursuite a caché des éléments de preuve importants à la défense.

La poursuite a été avertie tant et plus, une fois, deux fois, trois fois... cinq fois. Mais des réticences puis à l'improvisation et à l'obstination, on est passé à la mauvaise foi... qui frise l'entrave.

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Ce qui s'est passé n'est pas très compliqué, ni terriblement original. La police et la poursuite ont caché des informations qui risquaient de compliquer ou torpiller leur cause.

Le témoin vedette de la poursuite est l'ex-motard Sylvain Boulanger. Pendant trois ans, il s'est confié aux enquêteurs, qui ont amassé une somme phénoménale d'informations sur les Hells.

Ce même Boulanger a été l'objet d'une enquête conjointe de la police ontarienne et de la Sûreté du Québec dans les années 90 pour une affaire de trafic de drogue à Sudbury. Pourquoi cette enquête intéresse-t-elle les avocats des cinq libérés hier? Pour au moins deux raisons: elle montre que des suspects pointés par Boulanger étaient souvent à Sudbury, alors que maintenant, il affirme qu'ils étaient la plupart du temps à Québec. Deuxièmement, cette enquête fait ressortir un suspect jamais accusé dans un des meurtres reprochés aux cinq accusés.

Ça ne veut pas dire que sa confession ne vaut rien. Mais ce témoin «repenti» touche 2,9 millions de dollars et une immunité de poursuite criminelle pour sa collaboration. On peut juger que ça vaut amplement le coût pour démanteler les Hells. Mais il faut être doublement prudent avec un témoin qui obtient des avantages aussi exorbitants. Va-t-il en donner pour son argent à l'État... ou un peu plus?

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Les règles de divulgation de la preuve ne laissent pas le choix à la poursuite. Les rapports d'enquête touchant le témoin-clé de la poursuite, pour la période visée par le procès, doivent être remis à la défense. C'est un geste de fair-play élémentaire qui permettra de mettre à l'épreuve ce que dit Boulanger.

Or, depuis quatre ans, la défense réclame les rapports d'enquête sur les événements de Sudbury. Ces documents «ne sont pas en notre possession», s'est contentée de répondre la poursuite au départ.

Ensuite, la poursuite a prétendu que la preuve était soumise à un privilège et ne pouvait être divulguée. On s'est rendu compte que ce n'était pas vrai. Finalement, après plusieurs ordres de la cour, la poursuite a envoyé une partie de la preuve... il y a deux semaines.

Où était cette preuve depuis six ans? Impossible de le savoir. Ce qu'on sait, c'est qu'une partie des documents ont été détruits par des policiers. Il s'agit d'une vieille enquête, mais tous savent depuis longtemps qu'ils sont réclamés par la défense pour le procès actuel. Que s'est-il passé?

C'est d'autant plus louche que certains policiers de la SQ impliqués dans l'enquête SharQc étaient impliqués aussi dans celle sur Sudbury.

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L'arrêt pur et simple du processus judiciaire, qui équivaut à un acquittement, paraît bien radical. Mais il faut savoir que ce jugement fait suite à plusieurs autres où l'on a donné une demi-douzaine de «dernières chances» à la poursuite de... simplement respecter ses obligations constitutionnelles.

On dira que l'obligation de divulguer la preuve est devenue d'une lourdeur absurde, ingérable dans un dossier comme celui-là. Ce n'est pas faux et la défense ne se prive pas pour faire des requêtes à qui mieux mieux.

Mais si la poursuite est bien préparée, elle sait qu'elle doit y faire face, et elle se prépare en conséquence. Et elle cible ses accusations.

La poursuite n'était carrément pas prête à faire face à ce dossier, fruit d'une enquête policière exceptionnelle.

Tout n'est pas noir: 104 accusés se sont avoués coupables de complot pour meurtres; 39 d'entre eux ont été condamnés à des peines de 15 à 25 ans (deux à perpétuité), 41 autres ont écopé de peines de 10 à 14 ans.

Mais si la justice n'a pas tenu ses promesses, si trop d'entre eux sont en liberté, c'est parce que la poursuite n'a pas été à la hauteur. Il est temps que la Directrice des poursuites criminelles et pénales s'en explique.