Lu Chan Khuong n'avait plus tellement le choix. Le sol juridique se dérobait sous ses pieds. Plus le temps passait, plus on s'éloignait du débat sur le « processus » brutal de sa suspension, et plus on en venait aux faits, triviaux :  est-ce qu'elle a volé ou pas ces deux paires de jeans ?

De toute manière, après avoir poursuivi presque tout le conseil d'administration du Barreau, après leur avoir réclamé des dommages, après les avoir accusés d'être de mauvaise foi et de faire partie d'une opération de vengeance politique... Comment espérait-elle concrètement réintégrer ses fonctions ?

Ordonner son retour immédiat, comme elle le demandait à la Cour, serait irrationnel, a dit le juge Michel Beaupré ; cela ne ferait qu'aggraver le climat de crise et empêcherait la « sérénité minimale » au Barreau.

On se demande quel était le plan de son avocat, Jean-François Bertrand. Il aurait pu se contenter d'attaquer le processus suivi pour suspendre sa cliente, ce avec quoi de très nombreux avocats étaient d'accord - dont la vaste majorité des 1000 qui se sont présentés à l'assemblée générale extraordinaire. Il y a des questions à se poser sur la valeur d'une « déjudiciarisation » censée être confidentielle.

Au lieu de travailler au scalpel, il a préféré le bazooka. Bizarre de demander de rentrer dans une maison qu'on met en feu...

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Dans trois semaines, la Cour supérieure allait être saisie « sur le fond » de la demande de réintégration de la bâtonnière. On allait examiner le processus de suspension, bien entendu. Mais on n'aurait pas tellement le choix que d'examiner les motifs de la suspension. Et pour savoir s'ils étaient justes, il allait falloir examiner les faits. C'est en tout cas ce qu'avait clairement annoncé l'avocat du Barreau, Raymond Doray, laissant entendre « d'autres incidents » jamais prouvés. Il allait faire ni plus ni moins le procès de vol qui n'a jamais eu lieu, et ce serait sale.

Plusieurs avocats étaient outrés de voir qu'on examine les faits « confidentiels » d'une affaire déjudiciarisée. Certes, l'identité des gens qui ont bénéficié de ce programme est confidentielle. Et certains employés sont soumis à ce devoir de confidentialité. Mais les faits ne se sont pas évaporés. Dans de nombreuses affaires de droit du travail, on voit des employeurs exposer des faits - criminels - d'un employé, même s'ils n'ont donné lieu à aucune accusation criminelle. Encore il y a trois semaines, dans une histoire de chicane d'associés (Amyot), la Cour supérieure a exposé une infraction « non judiciarisée ». Les témoins étaient là pour relater les faits ; que la poursuite ait décidé d'utiliser ce programme ne les efface pas de la réalité et de la mémoire des gens.

On voit mal comment le juge aurait pu empêcher le Barreau de faire sa preuve, convaincante ou pas.

Et puis, la semaine dernière dans La Presse, Peter Simons, sans se prononcer sur l'affaire, a tout de même dit s'inquiéter de la banalisation du vol à l'étalage à cause de la déjudiciarisation des dossiers. Et d'ajouter : « Si vous êtes innocent, allez devant le juge [...], protégez votre réputation. »

Disons que comme appui d'un « ami », c'est assez écrasant...

Mardi à TVA, on apprenait que Me Khuong a communiqué le jour même de l'incident avec M. Simons pour lui présenter sa version des faits - ce que lui a perçu comme une demande de retirer la plainte.

Maintenant qu'elle a démissionné, Me Khuong a fait diffuser par TVA certaines bandes vidéo (obtenues de Simons) qui ne prouvent rien. Elle demandait pourtant qu'elles soient mises sous scellé à la cour, et refusait que le Barreau les présente. Elle préférait sans doute les montrer à la télé et répondre aux questions de journalistes que de subir un interrogatoire.

Bonne idée de finir tout ça.

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Depuis un mois et demi, cette affaire montrait exactement le cliché des avocats faiseurs de chicanes que le Barreau s'emploie à grands frais à combattre dans des publicités. Tout ce que pense [de mal] le public était là : déclarations à l'emporte-pièce, arguties techniques, escalade de procédures...

Il y a en toile de fond de cette histoire une fracture dans le Barreau entre les grands bureaux nationaux de droit des affaires et les autres - en province, mais tout autant à Montréal -, qui exercent en petit cabinet, qui représentent des gens avec des moyens infiniment plus modestes et qui vivent une réalité totalement différente.

La nouvelle bâtonnière, Claudia Prémont, qui arrive elle aussi d'un petit cabinet de Québec, succède bien à Lu Chan Khuong et partage plusieurs de ses idées. Mais même les gens des « grands bureaux » de Montréal qui la connaissent n'en disent que du bien.

Ça en fait une remplaçante bien désignée - le règlement ne prévoit aucune élection avant 2017 !

On leur souhaite bonne chance et on en profite pour rappeler que, d'après la loi, la mission essentielle des ordres professionnels est la protection du public...