Une condamnation de 15 milliards par un tribunal du Québec, on ne voit pas ça tous les jours. En fait, on ne voit jamais ça.

Pourquoi les fabricants de cigarettes ont-ils perdu si... énormément ?

Ils ont perdu parce qu'ils ont triché... Énormément. Longtemps. Alors quand le juge Brian Riordan examine en détail, pendant des années, ce qui s'est passé dans l'industrie du tabac au Royaume-Uni, aux États-Unis et plus particulièrement au Canada, il se retrouve devant un vaste complot de cover up.

Ce jugement nous décrit de hauts dirigeants menteurs, des scientifiques d'entreprises véreux, des avocats en train de déchiqueter des documents la nuit comme des voyous.

Les compagnies sont différentes, mais les fautes sont les mêmes qu'aux États-Unis. En 1998, les compagnies principales ont accepté de verser 208 milliards aux 46 États américains pour couvrir les frais de santé engendrés par la cigarette.

On a vu au Canada toutes les provinces réclamer des sommes encore plus considérables - le Québec à lui seul réclame 60 milliards.

Alors 15 petits milliards versés à des fumeurs...

Pourtant, quand les premières poursuites ont commencé aux États-Unis, il y a une vingtaine d'années, elles n'étaient pas prises tellement au sérieux. Le bon sens indique en effet qui si on consomme librement un produit qu'on sait dangereux, on accepte le risque qui vient avec. On est mal placé pour aller se plaindre des dommages qu'on s'inflige à soi-même, non ?

C'est d'ailleurs ce que disent les compagnies de tabac depuis le début.

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Il y a deux problèmes avec cette théorie en apparence pleine de bon sens.

Premièrement, on regarde le problème avec les yeux de 2015. Chaque enfant en Occident est élevé dans l'idée que la cigarette est un poison. Ce n'était pas le cas en 1950. La cigarette était partout et la connaissance scientifique des dangers du tabac n'était pas très répandue. Au fil des recherches, une « controverse » scientifique s'est développée et a été exposée dans les années 60 et 70. Mais pas assez pour empêcher les parents de fumer dans une voiture aux fenêtres fermées !

Les premiers avertissements sur les paquets de cigarettes datent de 1972 : « Le risque croît avec l'usage ! » C'est vrai aussi du pain tranché... En 1975, on a ajouté : « Éviter d'inhaler ». Et c'est en 1988 seulement que la loi a forcé les compagnies à indiquer que le produit « réduit l'espérance de vie » et cause le cancer.

Bref, même si « tout le monde savait » que le tabac était dangereux, le public ne savait pas jusqu'à quel point pendant très longtemps.

Deuxièmement, l'industrie a tout fait pour nier les dangers du tabac dans des campagnes de relations publiques et de marketing. « Aucune preuve que ça cause une maladie humaine », répétaient-ils. Pourtant, dès les années 50, les mêmes scientifiques qui disaient ça en public avaient en main les preuves du lien entre la cigarette et le cancer.

Donc, autant les médias parlaient des dangers du tabac, autant l'industrie dépensait des millions en publicité et en contre-attaques scientifiques bidon de toutes sortes.

Or quand on met en vente un produit dangereux, on a la responsabilité de prévenir le consommateur des risques connus. C'est bien entendu le contraire qui a été fait.

Le juge voit donc clairement une série de fautes dans les diverses manoeuvres de camouflage. Les dommages à la santé, liés au tabac, ont été prouvés à la cour par divers médecins qui ont exposé les cas de demandeurs qui représentent le vaste groupe des fumeurs.

Il restait à déterminer le lien entre la faute (le mensonge sur les dangers connus) et le dommage (les maladies). Le juge a conclu que même si les fumeurs ont leur part de responsabilité, leur consommation de cigarettes est liée aux mensonges des manufacturiers.

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On pourra discuter du calcul de la responsabilité partagée (80 % pour les fabricants). Ou de la date de « connaissance » des dangers.

Mais comment ne pas partager son indignation devant le cover up ? Dans les années 80 et 90, devant la menace de poursuites, Imperial Tobacco, en particulier, a fait détruire des documents par des avocats de grands bureaux (Lyndon Barnes, un associé chez Osler à Toronto, et Simon Potter de l'ancien Ogilvy Renault - maintenant Norton Rose - passé chez McCarthy Tétrault). Quels documents ? Tout ce qui prouvait que la compagnie savait très bien que la cigarette cause le cancer, et depuis très longtemps.

Il fallait détruire le « bois mort ». En le faisant faire par des avocats de l'extérieur, on pouvait cacher tout ça sous le secret professionnel ! Joli, non ?

Des actes « inacceptables, de mauvaise foi, peut-être illégaux pour entraver le processus judiciaire », écrit le juge Riordan.

Alors, 20 ans plus tard, ça leur pète au visage, ça entraîne des dommages punitifs records et ils ont l'air très, très fou.