Bien des gens avaient une mine d'enterrement samedi. Le drapeau de la déontologie journalistique en berne.

Sombre journée pour le journalisme ! Dérive de la profession ! Créons un ordre professionnel !

Sont arrivés ensuite les Zexperts, qu'un auteur américain a définis un jour comme « quelqu'un avec un porte-document habitant à au moins 50 milles de la maison ».

Voilà le genre de choses qu'on verra de plus en plus souvent, a prédit Jean-François Dumas, d'Influence Communication.

Pourquoi ? Si j'ai bien compris, c'est parce que nous sommes dans une ère de vedettisation de l'information, qui pousse à gonfler les ego. Une tendance lourde qui menace de faire de nous tous des Tartarin de Tarascon, ce légendaire exagérateur provençal qui éblouissait son auditoire avec ses récits de chasse au lion.

Vraiment ?

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C'est curieux, je lis le contraire. C'est une grande journée pour le journalisme, je trouve, quand on démasque une imposture qui dure depuis des années. C'est un avertissement à tous ceux qui ont une imagination galopante.

Ensuite, on aura beau déplorer la mesquinerie des médias sociaux (avec raison), ils ont au moins ceci de bon : ils rendent beaucoup plus risquées les inventions. Le critique de danse qui part à l'entracte a intérêt à ne pas parler de la fin du spectacle. Quelqu'un quelque part peut le dénoncer.

Avant de déceler de nouvelles tendances catastrophiques, constatons tout de même ceci : l'histoire des supercheries journalistiques est vieille comme la profession.

On pourrait même dire qu'on a voulu en faire une profession pour offrir au public une garantie de fiabilité dans l'univers médiatique chaotique et pamphlétaire du XIXe siècle. La presse « professionnelle » a été fondée sur le principe de la responsabilité. Contre ce qu'on appelait la presse « jaune ».

Je n'essaie pas d'excuser le manque de vigilance des nombreux patrons de presse qui sont passés un peu vite sur le travail de François Bugingo. Mais les meilleurs se sont fait flouer.

Le cas de Janet Cooke est légendaire. Gagnante en 1981 du Pulitzer, le plus prestigieux prix de journalisme aux États-Unis, pour une histoire totalement inventée... publiée dans le Washington Post sous la supervision d'un des journalistes du Watergate, Bob Woodward. C'était avant Twitter, internet et même CNN...

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Le 11 mai 2003, l'éditeur du vénérable New York Times a pris sa plume mortuaire pour s'adresser à des millions de lecteurs. Il venait de congédier Jayson Blair, une jeune star de son journal.

« Un reporter du New York Times a commis de nombreux actes de fraude journalistique lors de la couverture d'événements majeurs ces derniers mois, selon ce qu'a permis de révéler une enquête des journalistes du Times. Ces nombreuses inventions et ces nombreux plagiats constituent un grave abus de confiance et un des moments les plus sombres des 152 ans d'histoire de ce journal. »

Vous noterez ceci qui n'est pas un détail : il a fallu plusieurs journalistes d'enquête du Times pour prouver que les histoires de Blair n'étaient pas vraies.

C'est très grave, dire d'un journaliste qu'il invente des histoires. Mais c'est surtout très compliqué à prouver.

« Si tant de gens dans le milieu savaient pour Bugingo, pourquoi n'est-ce pas sorti plus tôt ? » Parce que, pour dire qu'une histoire incroyable du bout du monde n'est pas vraie, ça demande un travail énorme. Les médias ont plus urgent à faire que d'enquêter sur leurs collègues.

Isabelle Hachey, qui fait partie de l'équipe d'enquête de La Presse, a expliqué hier comment elle a décidé de proposer ce reportage après une histoire incroyable de trop - la prétendue entrevue avec le fils de Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam. Notre collègue a une longue expérience de la couverture internationale et des zones dangereuses. Elle était bien placée pour enquêter là-dessus. Mais songez que l'une des journalistes les plus primées de La Presse y a travaillé pendant un mois...

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Dans les annales du journalisme, le cas Bugingo est très particulier, et ça explique bien des choses. Il n'inventait pas à proprement parler des reportages. Il agrémentait ses analyses et commentaires d'anecdotes spectaculaires dont il était le héros.

C'était dit comme en passant. Comme une toile de fond. Un décor. Une musique d'ambiance. Ce n'était pas au centre de son propos. Simplement, il voulait qu'on entende des balles siffler autour de son personnage. Que la poussière du désert vous entre dans les narines en l'écoutant parler d'Afrique du Nord. Qu'on sente le souffle des puissants qui lui chuchotent des confidences. Qu'on voie apparaître une kalachnikov au détour d'un barrage.

Tout ça avec l'air de dire : n'en parlons pas, je ne fais que mon métier, qu'est-ce qu'on disait déjà ? Ah oui, la géopolitique du Moyen-Orient...

C'était dit avec talent par un bel homme, bien sapé, bien informé apparemment et absolument charmant. Ils ont laissé passer sans se poser de questions. Sans poser de questions. Et la liste des médias est longue...

« Vedettisation » des journalistes ? Je vois surtout des directions prises en flagrant délit de manque d'esprit critique et de rigueur, de souci pour le reportage «terrain» authentique et d'ignorance de l'information internationale.

Ce qui est un peu la base du journalisme, même à l'ère du remplissage et de la peur du vide...