Que se passe-t-il quand un ordre professionnel refuse de dépenser assez d'argent pour faire le minimum que la loi lui impose ? Comme disons : protéger le public ?

Le hic, c'est que ce sont les membres qui votent pour établir le niveau des cotisations. Mais s'ils décident d'être chiches, au point de ne plus remplir les obligations imposées par la loi, on fait quoi ?

C'est ce que l'Office des professions est en train de se demander avec les ingénieurs.

Ils n'ont pas l'air de s'en rendre compte, mais l'Ordre des ingénieurs est sur le point d'être mis en tutelle.

En fait, à lire le rapport qui vient d'être fait à leur sujet, on se demande pourquoi ce n'est pas déjà fait. Cet ordre est clairement incapable d'assumer ses responsabilités de protection du public dans l'état actuel des choses.

Et ça, au moment où les plus grands symboles de la profession d'ingénieur ont été éclaboussés comme jamais, de l'affaire Lavalin aux révélations de la commission Charbonneau.

Le problème dure depuis longtemps, mais la crise a éclaté l'an dernier, quand les membres se sont révoltés contre une hausse de leur cotisation.

Les ingénieurs ont souffert du syndrome des droits de scolarité : de longues périodes de gel suivies de tentatives de mises à niveau brutales.

Les ingénieurs paient une cotisation de 310 $ annuellement - c'est 840 $ pour les comptables, 1143 $ pour les avocats, 1320 $ pour les médecins. C'est donc très peu pour les associés de Lavalin. Mais bon nombre d'ingénieurs travaillent au gouvernement, sont syndiqués, travaillent en entreprise et trouvent que c'est déjà cher payé vu le type de travail qu'ils effectuent.

Résultat : l'Ordre a seulement 134 employés pour veiller au travail de 61 000 ingénieurs ; autant que les médecins pour trois fois moins de membres ; tandis que le Barreau en a 222 pour 25 000 avocats.

Depuis quelques années, l'Ordre n'arrive tout simplement plus à faire son travail. Il est présentement en déficit budgétaire. Après étude, il a été décidé d'augmenter à 410 $ la cotisation. Révolte ! Toute la direction a été tassée, des dirigeants ont été mis en congé de maladie avant d'être écartés.

En fin de compte, les nouveaux dirigeants ont promis le gel jusqu'en 2016. Il est question d'une hausse de 15 $ pour 2016-2017.

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Devant ce refus de faire face à la situation, l'Office a mandaté l'ancien président du Collège des médecins Yves Lamontagne et l'avocat Pierre Pilote pour « accompagner » l'Ordre des ingénieurs.

Leur rapport est dévastateur.

Figurez-vous que cet ordre de 61 000 membres n'a même pas de président à temps plein. Robert Sauvé, l'actuel président, conserve donc son emploi - au Port de Montréal -  tout en veillant aux destinées de la profession.

Disons que ça commence mal question leadership.

Le pire n'est pas là, mais tout en découle, comme l'ont constaté les auteurs. Exemple ? La peur panique de froisser les membres ; la résistance à la formation continue obligatoire ; une culture de la médiocrité ; un nombre nettement insuffisant d'inspecteurs ; un bureau du syndic qui ne traite pas assez de dossiers ; des systèmes informatiques désuets ; des dépenses inutiles dans des comités inefficaces ; etc.

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« Beaucoup de travail à faire pour changer les mentalités et obliger les ingénieurs à rendre leur ordre professionnel plus respectable et respecté », concluent les auteurs.

On peut difficilement être plus sévère. On observe une accalmie, mais soyons sérieux, si un nombre suffisant de membres très militants refusent de payer le minimum requis, rien ne changera vraiment.

On voit bien que les auteurs étaient à un millimètre de recommander une tutelle. Elle adviendra probablement si le comité mis sur pied par l'Ordre n'arrive à rien, ou si l'assemblée du mois de juin refuse de payer le minimum. Cet ordre professionnel est en déficit chronique et incapable de faire son boulot.

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La question touche tous les professionnels. Les ordres peuvent être poursuivis s'ils ne surveillent pas bien leurs membres. C'est arrivé au Barreau, qui a laissé pratiquer un incompétent notoire, et qui a dû indemniser une de ses victimes.

Le débat sur les cotisations touche tous les ordres professionnels. Tous les comptables, les avocats ou les arpenteurs ne roulent pas sur l'or. Tous n'ont pas une clientèle lucrative.

L'élection au Barreau, qui se termine demain, porte essentiellement sur cette question. La candidate Lu Chan Khuong propose de diminuer la cotisation et la couverture d'assurance des membres, pour alléger leur facture de 500 $. Son opposant Luc Deshaies dit que ce serait irresponsable.

Des cotisations élevées ne signifient pas automatiquement une bonne gouvernance. Mais quand ce sont les membres qui en décident, il y a là une sorte de conflit d'intérêts, ou disons une double tentation. Après tout, choisir de payer moins, c'est aussi choisir d'avoir moins de gens de l'ordre sur le dos, pour la formation, l'inspection, la déontologie... Ça donne le goût !

Bien hâte de voir ce que l'Office des professions fera du « suivi » du dossier des ingénieurs. C'est un énorme test pour lui aussi. Un test vital, je dirais.