Je ne voudrais surtout pas d'un système de justice qui fonderait ses jugements sur mes chroniques.

Aussi ai-je été un peu gêné de voir le représentant de l'État citer des chroniques de journaux pour convaincre la Cour d'appel de révoquer la mise en liberté de Guy Turcotte.

Je veux dire: même les chroniques avec lesquelles je suis d'accord.

«En recourant à des articles de journaux pour établir le critère de la confiance du public, l'appelante (le DPCP) tente de laisser à l'humeur des opinions un rôle que le législateur a confié au juge», écrit la Cour d'appel.

(On ne chipotera pas sur la distinction entre l'humeur et l'opinion. L'humeur est un mouvement spontané de l'âme, une expression capricieuse et irréfléchie des sentiments. L'opinion, qui consiste à porter son jugement sur un sujet, suppose déjà un effort de réflexion un peu organisée. Aussi parle-t-on d'une «opinion» juridique ou, dans un jugement de la Cour suprême, de «l'opinion» du juge untel. Bref, le métier d'émetteur d'opinions n'est pas totalement clownesque ou purement sentimental...)

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La plus haute cour au Québec, donc, a rejeté le procédé de radiographie de l'opinion du public par preuve journalistique. Elle a bien fait.

Si je tente de deviner l'humeur judiciaire, j'ai bien l'impression que notre Cour d'appel est très agacée, je dirais même inquiète, de la tournure houleuse qu'a prise l'interminable affaire Turcotte. Et qu'elle entend résister à la tentation de plaire à la foule.

Replaçons les morceaux. Février 2009: un père désespéré et déprimé tente de se suicider en buvant du liquide lave-glace et tue ses deux jeunes enfants à coups de couteau. Juillet 2011: un jury déclare Guy Turcotte non criminellement responsable des meurtres pour cause de troubles mentaux. L'année suivante, l'ex-cardiologue retrouve progressivement sa liberté de l'institution psychiatrique. Novembre 2013: la Cour d'appel annule le verdict et ordonne un nouveau procès. Turcotte est emprisonné aussitôt. Août 2014: il demande une mise en liberté provisoire en attendant son procès, qui ne doit avoir lieu qu'à l'automne 2015. Septembre 2014: le juge André Vincent la lui accorde, avec une série de conditions.

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La poursuite a contesté la mise en liberté devant la Cour d'appel uniquement pour un motif: la confiance du public en la justice serait minée par cette mise en liberté.

Le Code criminel prévoit en effet trois motifs pour refuser une mise en liberté: 1) le risque de fuite, 2) la dangerosité, et 3) le risque de miner la confiance du public dans l'administration de la justice.

Le ministère public reconnaît que Turcotte ne risque pas de fuir et n'est pas dangereux. Des psychiatres ont témoigné à ce sujet, et depuis qu'il a eu des permissions, son comportement n'a pas donné de raison de s'inquiéter.

Reste alors la confiance du public. Comment mesurer une chose aussi... pleine d'humeurs?

Le Code criminel suggère quatre critères: le fait que l'accusation paraît fondée (l'accusé admet les faits); la gravité des accusations (le meurtre est le crime le plus grave); les circonstances du crime (horribles) et la peine encourue (perpétuité).

Turcotte les remplit tous, dirait-on. Mais ça ne suffit pas: les tribunaux ont élaboré le test du public «informé»; un public éclairé qui connaît les principes de droit (la présomption d'innocence, entre autres) et les faits de la cause. Est-ce que ce public imaginaire verrait sa confiance minée?

La poursuite dit que le critère est tellement élevé que ce public est, au fond, un «avocat raisonnable», et non «le public». La Cour d'appel lui a donné tort jeudi: ce public existe. Il sait qu'on ne prive pas un accusé de sa liberté sans raison. Que la défense d'aliénation mentale est vraisemblable; qu'il ne représente pas de danger, même de l'avis de la poursuite.

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Quel est donc, alors, le cas que pourrait viser le paragraphe du Code criminel parlant de la confiance du public? Je veux dire: un cas où l'accusé n'est pas dangereux, ne risque pas de fuir, mais devrait être emprisonné préventivement uniquement pour ne pas miner la confiance du public? Ces cas sont sans doute «rares», reconnaît la Cour d'appel.

La Cour cite en exemple deux cas de meurtre... Mais où l'accusé était jugé «inquiétant» ou «dangereux» par la cour. Voilà qui n'est guère convaincant.

J'avoue en tout cas être incapable d'en imaginer un. Ce critère, à lui seul, ne servirait donc à rien?

Si on me demande mon opinion, je dirai que je ne suis pas d'accord avec ce jugement.

Pas d'accord, mais j'accepte sereinement ce désaccord. Je ne déchire aucun vêtement.

Voyez-vous, je préfère souvent être en désaccord avec la Cour d'appel que d'accord avec certains hurleurs parlementaires ou médiatiques.

Mais ça, c'est juste mon humeur.