L'affaire se passe dans l'autre siècle, c'est vrai.

Une fille de 17 ans va passer une entrevue pour travailler au stand d'un ébéniste.

L'homme commence à tripoter l'adolescente. Elle le repousse, il dit OK, OK, j'arrête, mais il revient à la charge, elle redit non, il redit OK mais revient toujours, jusqu'à sauter sur elle, sortir son pénis... Elle le repousse une dernière fois. Il lui donne 100$ et dit de ne pas en parler.

Au procès, l'homme est acquitté d'agression sexuelle. La Cour d'appel de l'Alberta confirme ce verdict.

Au passage, le juge John McClung souligne que la jeune femme non mariée vivait en concubinage, avait déjà un bébé de six mois et n'était «pas vêtue d'un bonnet et d'une crinoline». Il ajoute que de toute manière, le comportement de l'accusé était davantage «hormonal» que «criminel». Et puis, dans le bon vieux temps, écrit-il, ce genre de choses n'allait pas devant les tribunaux, mais se réglait par une gifle ou un coup de genou bien placé...

La colère de la juge

Ce McClung n'était pas seulement un membre éminent de la plus haute cour de l'Alberta; c'était le petit-fils d'une très célèbre féministe du début du XXe siècle, Nelly McClung.

La Cour suprême le rappelle à l'ordre: la victime ici a dit non clairement trois fois, même au dire de l'accusé. Il n'y a pas de défense de «consentement tacite» en droit canadien. Il doit être clair. L'accusé est donc déclaré coupable, sans même la tenue d'un nouveau procès.

Pour la juge Claire L'Heureux-Dubé, l'affaire ne peut pas se régler aussi simplement. C'en est trop et elle va le dire. Il y a un message à envoyer - un autre. Après de longs passages sur la violence faite aux femmes, elle écrit que l'affaire «ne met pas en cause une question de consentement, puisqu'aucun consentement n'a été donné. Elle met en cause les mythes et stéréotypes» véhiculés notamment dans les jugements. Trois fois «non», ça ne peut pas vouloir dire «essaye encore».

«Les plaignantes devraient pouvoir se fier à un système libre de ce genre de mythes et de stéréotypes et sur un système judiciaire dont l'impartialité n'est pas compromise par de tels préjugés.»

Le plus incroyable reste à venir. Le juge McClung écrit une lettre remplie de colère au National Post pour dénoncer le «dérapage» «antimasculin» de la juge L'Heureux-Dubé. Avec une telle mentalité, pas étonnant que le taux de suicide des hommes soit si élevé au Québec, ajoute-t-il. Il ne savait pas que le mari de Mme L'Heureux-Dubé s'était donné la mort en 1978...

Mieux: les deux avocats de la défense les plus connus de Toronto écrivent une lettre à la défense du juge McClung: la juge L'Heureux-Dubé n'avait pas d'affaire à le traiter de «cochon mâle dominateur» et de «sexiste extrémiste» - ce qu'elle n'avait pas fait.

Les résistances

C'était dans l'autre siècle, oui. Mais pas tant que ça. Cette histoire remonte à... 1999! Elle donne une idée des résistances du milieu de la justice.

Déjà, sous la pression des groupes féministes, les lois avaient changé. Mais il fallait qu'un nombre suffisant de femmes deviennent juges pour que les choses changent vraiment.

Songez que la juge L'Heureux-Dubé a été, en 1987, la deuxième femme seulement nommée à la Cour suprême, après Bertha Wilson en 1982.

Les réformes

En 1983, on a réécrit le droit criminel des agressions sexuelles. Le crime de «viol», qui supposait une preuve de pénétration, et plusieurs autres ont été regroupés dans un seul: «agression sexuelle». L'utilisation de la force contre quelqu'un à des fins sexuelles, sans son consentement: c'est une agression sexuelle.

(Soit dit en passant, note à tous les Ghomeshi: plusieurs jugements ont été rendus dans des cas de sadomasochisme. Les tribunaux n'acceptent pas la défense de «consentement» quand il y a des lésions corporelles. On ne peut pas légalement consentir à être blessé.)

En principe, avec cette réforme, la preuve devait être plus facile à faire.

On a aussi permis l'anonymat des victimes. Des escouades spécialisées ont été formées dans les corps de police. Les hôpitaux ont confectionné des «trousses» pour recueillir la preuve.

Plus de plaintes

Toutes ces mesures ont eu un effet spectaculaire sur le nombre de plaintes pour agression sexuelle au Canada. Il est passé de 12 241 en 1983 à... 30 340 en 1989. Non pas parce qu'il y avait deux fois et demie plus de crimes six ans plus tard, mais parce que les victimes étaient mieux accueillies, mieux protégées, encouragées à dénoncer.

Depuis 25 ans, toutefois, ce nombre a été relativement stable et a recommencé à fléchir un peu. L'ensemble des crimes a aussi diminué généralement, et il est difficile de dire ce qui est dû à la baisse de la criminalité et ce qui est attribuable à la non-dénonciation.

On sait que l'agression sexuelle est parmi les crimes les moins dénoncés par la victime. Il l'est tout de même beaucoup plus qu'il y a 40 ans.

S'éduquer

Bien des choses ont changé à la cour, c'est vrai. On ne permet pas, en principe, les questions sur le passé sexuel de la plaignante - ou du plaignant. On limite l'accès au dossier médical et psychiatrique. On protège mieux la vie privée et la «dignité» de la victime. On lui permet de s'exprimer après le procès.

Sauf qu'un procès criminel demeurera toujours un combat. Un combat où un accusé joue sa liberté. Témoigner ne sera jamais facile pour une victime.

Le système est conçu autour d'une grande idée: éviter de condamner un innocent. Et avec raison. On a vu aussi des vies brisées par de fausses accusations. Il ne faut pas que les condamnations soient «faciles».

Alors même si c'est fait avec courtoisie, même si le juge en limite l'agressivité, le contre-interrogatoire d'une victime consiste à remettre en question sa version. Il vise à semer le doute sur son histoire.

Le mouvement collectif qu'on vit ces jours-ci fera peut-être plus que toutes les lois qu'on pourrait changer. Tout était prêt, dirait-on, et n'attendait qu'une occasion pour arriver.

Un de ces réveils nécessaires à chaque génération.

Chaque histoire racontée donne un peu de courage à des victimes. Nous force à être un peu plus lucides. Nous invite à être solidaires.

Tout ça nous éduque, je trouve.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca