Peut-être bien que Thomas Harding a commis une erreur, la nuit du 6 juillet 2013, quand il a laissé le train à Nantes.

Mais cette erreur n'était qu'un engrenage dans la machine qui a broyé 47 vies et le centre-ville de Lac-Mégantic. Le rapport du Bureau de la sécurité des transports (BST), publié mardi, documente ce qu'on a appris depuis un an: la Montreal, Maine&Atlantic (MMA) avait élevé la négligence au rang de principe de gestion.

«C'était une exploitation de broche à foin où on a préféré rouler moins vite plutôt que de réparer les rails, où on roulait avec un seul conducteur, et où on entretenait le matériel le moins possible; toute leur culture de négligence préparait cet accident», résume Thomas Walsh, l'avocat de Harding.

La responsabilité de l'entreprise est partout dans ce rapport. Celle de Transports Canada aussi. Et pourtant, seuls trois exécutants sont accusés devant la cour criminelle.

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Vrai, le BST conclut que Harding n'a pas mis suffisamment de freins en laissant le train, vers 23h30, pour aller se coucher. Une demi-heure plus tard, un incendie éclate. On l'appelle. Il demande s'il doit revenir, on lui dit: non, non, ça va, tout est maîtrisé.

Tout n'était pas maîtrisé: en éteignant le moteur de la locomotive pour mettre fin à l'incendie, on a désactivé les freins à air. Il aurait fallu allumer le moteur d'une autre des locomotives. Les gens sur place n'y ont pas pensé.

Fallait-il que Harding insiste, qu'il se rende sur place, sachant que deux autres employés y étaient allés? Il avait fait les mêmes manoeuvres 50 autres fois en arrêtant très exactement au même endroit. Ce n'était pas suffisant, on le sait maintenant. Mais pouvait-il prévoir, aurait-il dû prévoir ce qui allait arriver?

«Pour être coupable de négligence criminelle, il faut prévoir le risque et se dire: je m'en fous», dit Me Walsh.

Est-ce que, à minuit, dans sa chambre de motel, Harding pouvait prévoir le risque, lui qui avait exécuté les mêmes manoeuvres tellement souvent sans conséquence? Une erreur humaine, une simple insouciance n'est pas une «négligence criminelle». Il faut plus. Il faut un «écart marqué» par rapport à la norme.

Les deux autres employés accusés, pouvaient-ils savoir que le train allait démarrer?

En attendant le procès, le fait de voir exposés en détail la délinquance chronique de MMA et le manque de surveillance de Transports Canada a de quoi vous écoeurer.

Pourquoi cette locomotive a-t-elle pris feu? Parce qu'à sa dernière défaillance, MMA l'avait fait réparer au plus bas coût possible, c'est-à-dire tout croche. On n'avait pas installé un système de câblage pour déclencher le système de freinage en cas de veille. La formation et la surveillance n'étaient absolument pas à niveau - on avait «coupé» là comme ailleurs chez MMA. Et personne ne vérifiait ça à Transports Canada.

Bref, «les pratiques dangereuses se sont perpétuées», conclut sobrement le BST.

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Si le train avait déraillé plus tôt, s'il n'y avait eu qu'un déversement d'huile, aucune mort, y aurait-il eu des accusations criminelles? Peut-être. Mais peut-être pas. La pression aurait certainement été moins forte.

Ce que ce rapport nous montre, ce n'est pas que ces trois employés n'ont aucune responsabilité dans les événements. Ni qu'ils seront acquittés à coup sûr. Ni non plus qu'il y aurait de la preuve suffisante pour accuser le président ou d'autres administrateurs.

Ce que ces 200 pages racontent, c'est que cette entreprise n'en avait rien à cirer de la sécurité et qu'à la fin, la foudre de la justice est tombée sur les trois plus vulnérables, les trois plus faciles à accuser. Il devient difficile d'accepter qu'on n'ait épinglé que ceux-là.

Ils ont eu l'imprudence d'être en bas de l'échelle. Ils ont eu le malheur d'être au bout de la chaîne de négligence. Ils étaient là quand on a allumé les lumières.

Les autres responsables, les vrais responsables, les pires responsables, peut-être n'étaient-ils pas sur les lieux du crime. Ils n'étaient pas moins en flagrant délit de s'en foutre.