On applaudit bien fort au jugement qui vient de condamner Eddy Savoie à verser 300 000$ à une dame qu'il a poursuivie abusivement.

On applaudit, mais cette bonne nouvelle masque le problème éléphantesque de notre système de justice civile. Quel problème? Son incapacité à régler simplement des affaires... pas compliquées pour deux cents.

Peut-être pas pour deux cents, mais pour 200 000$, un avocat peut vous rendre une cause banale très, très compliquée, me direz-vous. Tout est là: on arrive très difficilement à juguler la procédure inutile.

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Vous connaissez l'histoire: Mme Pierrette Thériault-Martel, une retraitée, allait visiter sa mère dans une résidence pour personnes âgées gérée par une société de M. Savoie. Ce qu'elle voyait chaque jour la désolait: manque de personnel, soins approximatifs, rationnement des «couches», etc.

Avec le syndicat des employés, elle dénonce la situation publiquement. M. Savoie ne le prend pas. Il la poursuit pour atteinte à sa réputation à hauteur de 400 000$.

Malheureusement pour Mme Thériault-Martel comme pour la très, très vaste majorité des gens, elle n'a pas les moyens de se payer un avocat - elle touche 12 000$ par année comme retraitée et a de maigres économies. Jean-Pierre Ménard accepte néanmoins de la défendre.

Heureusement pour elle, il existe depuis 2009 ce qu'on a appelé une loi contre les poursuites-bâillons: on peut faire rejeter d'entrée une poursuite si l'on démontre sommairement qu'elle vise à empêcher abusivement la prise de parole publique.

Mme Thériault-Martel s'est présentée devant le juge et a plaidé avec succès que la poursuite d'Eddy Savoie était exactement cela: un coup de marteau judiciaire asséné pour la punir d'avoir exposé les faiblesses de son CHSLD.

Le juge Gary Morrison a donc rejeté la poursuite de Savoie l'an dernier. Et voilà qu'il a condamné vendredi l'homme d'affaires à verser 300 000$ immédiatement à sa victime.

De toute évidence, Savoie ne veut rien entendre. Plutôt que de se désister quand il a vu que le vent tournait contre lui, il a tenté de poursuivre à nouveau Mme Thériault-Martel et il a dû se soumettre à un examen détaillé (et public) de sa fortune. C'est ainsi qu'on a appris qu'il «vaut» 1,5 milliard.

Encore vendredi, il disait à mon collègue Jasmin Lavoie que le juge n'a «pas fait ce qu'il devait faire».

Bref, on se demande qui conseille M. Savoie ou s'il les écoute, mais au concours de la mauvaise publicité auto-infligée, on tient un authentique champion.

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L'histoire semble bien finir, donc. En surface, oui. Mais examinons un peu la condamnation. M. Savoie doit rembourser 87 000$ d'honoraires et frais judiciaires de Mme Thériault-Martel. Il doit lui verser 10 000$ pour «dommages moraux» (stress, etc.). Et finalement 200 000$ à titre de «dommages punitifs»: la Cour veut décourager ce genre de comportement et envoyer un message à ceux qui tenteraient de faire taire des gens impliqués dans un débat d'intérêt public au moyen d'une poursuite.

Fort bien.

Je vous rappelle qu'il s'agit d'une poursuite... rejetée. C'est-à-dire que l'affaire n'a jamais été entendue «au fond». La dame a utilisé une procédure de rejet expéditif. Elle a démontré l'aspect abusif de la poursuite de Savoie.

Malgré tout, la facture d'avocat s'élevait à 107 000$ (la Cour n'ordonne pas le remboursement au complet). Plus de 100 000$ pour... ne pas avoir un «vrai» procès. La voilà, l'absurdité. La voilà, l'injustice: c'est celle du système.

Je ne blâme pas l'avocat de Mme Thériault-Martel, Jean-Pierre Ménard, qui représente très souvent des gens sans le sou et qui travaille très bien. Je ne critique pas son taux horaire de 275$ - les avocats «corporatifs» des grandes firmes avec son expérience facturent 500, 600, 700$ ou plus.

Mais déduisez les taxes et frais divers et vous calculerez très vite qu'il a fallu à peu près huit semaines de travail à temps plein à cet avocat pour régler ce cas très simple... dans le but que la cause ne soit pas entendue précisément parce que c'était un cas évident d'abus. Voilà qui n'a aucun sens.

Parce que Savoie a multiplié les recours? Sans doute. Je pose donc la question: pourquoi le système est-il incapable d'empêcher la multiplication ridicule des actes de procédure?

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«Normalement, écrit le juge Morrison, le fait d'être poursuivi ne constitue pas un préjudice en soi.» Ce n'est qu'en cas d'abus qu'on peut parler de préjudice.

Je dirais au contraire que même quand un recours est exercé de bonne foi, pour les affaires ordinaires des gens ordinaires, le coût démesuré de la justice par rapport aux enjeux est «normalement» un préjudice.

Un nouveau Code de procédure est en vigueur. On n'y a malheureusement pas inclus la règle voulant que le perdant rembourse tous les frais du vainqueur; il faut démontrer un abus très clair.

Quoi qu'il en soit, tous les gens de justice nous disent qu'ils sont obsédés par les coûts et qu'un virage s'impose pour gérer les causes, serrer la vis, limiter au maximum les procédures.

Bien hâte de voir les résultats concrets de cette volonté apparemment unanime.

En attendant, les bonnes nouvelles de ce genre ne courent pas les palais.