Quoi, une dame qui arrête sa voiture pour sauver des canards peut être mise au rang des criminels?

Eh oui. Il y a un moment où l'imprudence bascule dans le Code criminel. Alors, même si on n'a pas voulu les conséquences catastrophiques du geste, même si on est «une bonne personne», c'est un «crime».

Emma Czrnobaj ne voulait de mal à personne, ce soir du 27 juin 2010. Elle roulait sur l'autoroute 30 prudemment. Elle n'avait pas bu. Elle ne zigzaguait pas. Elle ne suivait personne de trop près.

Simplement, elle a vu une famille de canards égarée sur la voie rapide, courant à une mort certaine... Elle a immobilisé sa voiture. Elle n'a pas freiné brusquement pour éviter de les écraser. Elle ne s'est pas rangée sur l'accotement. Elle a carrément garé sa voiture sur l'autoroute, plus précisément dans la voie de gauche.

Un motocycliste, qui roulait quelques secondes derrière avec sa fille derrière lui, n'a pas pu évaluer la situation, n'a pas pu freiner à temps. Ils sont morts tous les deux.

«On est tous conscients qu'arrêter son auto dans la voie de gauche de l'autoroute, ce n'est pas une bonne idée», a dit son avocat, Marc Labelle, après le verdict de culpabilité rendu par le jury, hier. «On peut même considérer que c'est dangereux. Mais si la personne n'a pas d'intention criminelle...»

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Voilà tout le problème: la négligence criminelle n'est pas un crime comme les autres (ou la conduite dangereuse, qui est une variation sur le même thème).

Les juges ont rempli des bibliothèques pour tenter d'identifier ce point dans la chaîne des comportements humains où une erreur de jugement est si grosse qu'elle devient criminelle.

C'est un crime embêtant car c'est un crime sans intention malveillante. Un crime par omission, pour ainsi dire. Un crime qui ne veut pas sa conséquence catastrophique. Il s'y trouve parfois du je-m'en-foutisme. Mais pas nécessairement.

Cela va contre notre définition instinctive du «crime», qui est censé être un acte délibéré de transgression. Un vol, un coup de poing, une introduction par effraction: ça, c'est clair. C'est du solide.

Mais la négligence? C'est vaporeux...

Tout le monde peut se tromper. Exagérer. Déraper. Prendre une mauvaise décision. Ne pas regarder en changeant de voie. Ça peut causer un accident. Ça peut même tuer des gens. Mais c'est de l'ordre de la responsabilité civile. Pas criminelle.

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Je reviens donc à la question: où est ce point où s'achève la simple erreur, ou même l'erreur grave, et où commence la négligence criminelle?

Les définitions juridiques ont atteint un très haut degré de subtilité.

La négligence criminelle, disent les tribunaux, commence quand le comportement présente «un écart marqué» avec celui d'une «personne raisonnable» placée dans les mêmes circonstances.

Certains jugements explorent ces notions pendant des dizaines et des dizaines de pages.

Mais au fond, c'est assez simple.

Une personne raisonnable ne se stationne pas en plein milieu de la voie de dépassement d'une autoroute pour sauver un animal. C'est très exagérément loin de ce qu'une «personne raisonnable» aurait fait, même pour sauver des canards. Ce n'est pas une simple erreur, une mauvaise décision comme il nous arrive à tous d'en prendre. Freiner brusquement pour s'immobiliser sur l'accotement, ce serait déjà risqué. Mais se garer? Sortir de l'auto? Courir après les bêtes pendant quelques secondes? Ce n'est pas seulement une mauvaise idée. C'est faire courir un risque mortel aux autres. Ça n'a pas besoin de longues démonstrations.

Oui, mais le motocycliste allait au-delà de la vitesse permise, me direz-vous.

Sans doute, mais apparemment dans la zone généralement tolérée par la police. Ça ne change rien à l'affaire: le geste était grossièrement négligent.

Ça ne veut pas dire que cette femme mérite l'emprisonnement à perpétuité - un maximum théorique qu'elle ne risque évidemment pas. Il se peut fort bien qu'elle ne soit pas emprisonnée du tout.

Ça veut simplement dire que ces 12 citoyens qui ont entendu les témoins raconter cet accident ont vu dans ce comportement quelque chose de si éloigné de tout bon sens, qu'il fallait l'appeler par son nom: négligence criminelle.

Difficile de leur donner tort. En fait, à moins de remplacer le jugement par de la sympathie, ils n'avaient pas vraiment le choix.

Pour joindre notre chroniqueur: yboisvert@lapresse.ca