Le conducteur, un contrôleur, un «directeur d'exploitation». Les trois hommes sont accusés 47 fois de «négligence criminelle causant la mort» à Lac-Mégantic. Ça fait beaucoup pour ces simples employés.

Pourquoi eux sont-ils accusés devant la cour criminelle et pas leur président, Ed Burkhardt?

Parce que c'est plus facile, évidemment. Plus facile de démontrer le lien entre le fait de ne pas installer les freins comme il faut sur la locomotive et le départ catastrophique du train en pleine nuit - par exemple.

Ça ne veut pas dire qu'ils sont les ultimes responsables. Le président des Métallos a raison de dire que le gouvernement fédéral est le principal responsable de la tragédie de Lac-Mégantic. Responsable dans le sens large: il a laissé se détériorer le réseau ferroviaire; il a laissé circuler des wagons-citernes mal adaptés pleins de carburant inflammable; il n'a pas surveillé les petits réseaux comme la Société Montreal, Maine&Atlantic (MMA).

Sauf que la responsabilité morale et la responsabilité criminelle sont deux choses distinctes.

Pour prouver la responsabilité criminelle des hauts dirigeants, il faudrait démontrer que MMA ne répondait pas aux normes de l'industrie, qu'ils en avaient été avisés, qu'ils se doutaient des dangers mortels courus et que les patrons avaient négligé de corriger la situation. La marche est très haute.

Les reportages ont montré que les équipements de MMA n'étaient pas toujours bien entretenus, que les rails étaient en mauvais état à plusieurs endroits. Mais est-ce la cause de la tragédie, de cette tragédie précise, cette nuit-là? Y a-t-il un lien de cause à effet direct? Sur un réseau magnifiquement bien entretenu, si la locomotive n'est pas bien stationnée, on obtient peut-être le même résultat...

On voit maintenant que les wagons transportant le pétrole du Dakota seront retirés des chemins de fer, parce qu'ils ne sont pas suffisamment sécuritaires. Mais au jour J, ils étaient parfaitement légaux. On apprend que les informations sur l'inflammabilité du pétrole n'étaient pas exactes. Mais est-ce la responsabilité des dirigeants du chemin de fer?

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Pour un cheminot comme pour le président, la simple négligence ne suffit pas. Ça devient «criminel» quand on peut prouver un comportement profondément irresponsable. Une «insouciance téméraire et déréglée» à l'égard de la vie des gens. Il faut en faire la preuve devant la cour, pas seulement devant l'opinion publique.

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La théorie de la négligence criminelle est une des plus compliquées du droit criminel. C'est un crime différent en ce qu'il ne suppose pas une intention de faire le mal. C'est souvent un crime d'inaction. On s'en remet à des critères soi-disant objectifs, mais la ligne n'est pas toujours facile à tracer entre l'erreur, l'accident, la négligence ordinaire et la négligence criminelle.

Les juges ont développé le concept «d'écart marqué»: un comportement devient criminel quand il s'écarte de manière évidente de ce que la «personne raisonnable» aurait fait. Un conducteur de locomotive raisonnablement prudent aurait-il agi de cette manière? Y a-t-il un «écart marqué» entre ce qu'a fait Thomas Harding et ce qu'on attend d'un conducteur qui fait son travail correctement? C'est ainsi que la question sera posée.

Plus on s'éloigne de la locomotive, par contre, plus il est difficile de démontrer cet écart...

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Après la mort de 26 mineurs dans la mine Westray, en Nouvelle-Écosse, en 1992, deux dirigeants de la mine ont été accusés devant la cour criminelle. Ils avaient été formellement avisés des risques d'explosion. Malgré tout, la poursuite a été abandonnée plusieurs années plus tard, un expert ayant changé de théorie.

Les exemples américains d'accusations d'homicide involontaire ou de négligence criminelle montrent la difficulté de remonter jusqu'aux responsables ultimes. Le lien entre le président de la British Petroleum personnellement et la mort de 11 personnes sur une plateforme de forage dans le golfe du Mexique n'est pas direct. L'entité BP a cependant été accusée, et reconnue coupable, de 11 homicides involontaires, et a accepté de verser 20 milliards en amende.

MMA n'a malheureusement pas les ressources de BP. Mais à tout le moins, on l'a accusée en plus des trois employés, et elle risque une amende.

Il ne faut pas demander à la justice criminelle ce qu'elle ne peut pas faire. Rétablir une moralité à l'histoire, par exemple.

Il se peut, par exemple, qu'un président d'entreprise se foute de la sécurité en général ET qu'un de ses employés commette une grossière négligence un soir donné. C'est l'employé qui sera accusé, pas le président.

Nul doute cependant que ces trois employés, s'ils sont coupables de certains actes, n'ont pas à être blâmés pour toute la négligence des sociétés de pétrole, de leur employeur et du gouvernement.

La négligence des gros a l'avantage d'être dispersée dans la nature. Insaisissable pour le droit criminel, en somme.

Elle n'en est pas moins lourde, grave et scandaleuse.