On le sait d'avance: une loi interdisant le port de signes religieux pour tous les employés et sous-traitants de l'État serait contestée devant les tribunaux.

Tout porte à croire que les juges invalideraient de grands pans de cette loi. Parce qu'elle limite la liberté de religion et le droit à l'égalité sans motif urgent.

Il y a des opinions contraires, mais l'avis de la Commission québécoise des droits de la personne et celui du Barreau résument assez clairement le consensus juridique: ça ne passe pas la rampe constitutionnelle.

C'est d'ailleurs l'avis (secret) des experts du ministère de la Justice du Québec. C'est l'avis aussi de Gilles Duceppe, Jacques Parizeau, Lucien Bouchard.

Bernard Drainville et Pauline Marois nous garantissaient néanmoins que ça passerait le test des tribunaux en se fondant sur l'opinion du constitutionnaliste Henri Brun.

Maintenant, Mme Marois nous dit que si les tribunaux invalident des bouts de cette charte «de la laïcité», elle invoquera la «clause nonobstant».

Et hop! le tour est joué. On n'a qu'à suspendre l'application des droits fondamentaux pour l'occasion.

François Legault ne s'en formalise pas: il reproche même à la première ministre de ne pas en avoir parlé avant.

Comme si suspendre les droits fondamentaux de certaines minorités était un geste banal et technique.

Ce devrait pourtant être une sorte d'interdit politique. Un outil gênant à n'utiliser qu'en cas d'urgence. Et encore!

La disposition de dérogation (article 33) de la Charte canadienne des droits et libertés est le fruit d'un compromis politique.

Quand Pierre Trudeau a vu qu'il pouvait faire approuver son projet constitutionnel par une majorité de provinces, il a accepté qu'on introduise cet article, à la demande des provinces de l'Ouest.

L'article en question dit que les gouvernements canadiens peuvent exclure une loi de l'application des articles 2 et 7 à 15.

C'est une bizarrerie canadienne: on peut suspendre la liberté de la presse (article 2), le droit à la vie (7), la protection contre les châtiments cruels (12)... mais pas le bilinguisme du Parlement (16) ou l'obligation du Parlement de siéger au moins une fois par année (5).

La raison est assez simple: les gouvernements les plus conservateurs au pays craignaient l'interprétation que feraient les juges des articles très généraux comme le droit à l'égalité ou la liberté d'association. Ils voulaient pouvoir les suspendre. Les garanties démocratiques ne posaient pas de problème.

Très peu de gouvernements ont utilisé la disposition de dérogation.

Dès l'entrée en vigueur de la Charte canadienne, en 1982, le gouvernement du Québec l'a fait inscrire dans toutes les lois de la province.

Québec voulait dénoncer l'adoption de la nouvelle Constitution sans son accord.

La disposition a une durée maximale de cinq ans, après quoi elle est renouvelable. En 1987, les libéraux avaient pris le pouvoir, et cette disposition générale n'a pas été renouvelée.

En 1988, la Cour suprême a jugé les restrictions sur la langue d'affichage contraires à la liberté d'expression. Devant l'état de crise sociale et politique, Robert Bourassa a décidé d'adopter la disposition de dérogation pour la Charte de la langue française. La loi a été assouplie par la suite, sans renouveler la dérogation constitutionnelle.

Fait moins connu, 14 autres lois du Québec ont contenu la dérogation, essentiellement pour des raisons techniques, mais aussi pour maintenir les cours de religion.

La Saskatchewan l'a utilisée après un jugement de sa Cour d'appel qui avait déclaré invalide une loi forçant un retour au travail. La Cour suprême a toutefois cassé le jugement, et la dérogation n'était plus utile.

En Alberta, en 2000, on l'a inscrite dans une loi sur le mariage pour tenter d'empêcher le mariage gai. La province a aussi voulu l'utiliser pour se protéger de poursuites de déficients mentaux stérilisés de force, mais a reculé devant les protestations.

Là-bas aussi, on craignait le supposé «gouvernement des juges»...

Plusieurs justifient l'utilisation de l'article 33 en disant que c'est «la Charte à Trudeau», que le Québec n'a jamais signée, et qu'elle est illégitime.

C'est oublier que la Charte québécoise, qui date de 1975, garantit essentiellement les mêmes droits.

L'Europe a sa Cour des droits de l'homme, qui juge des lois sous la loupe des droits et libertés.

Même le Royaume-Uni, qui longtemps n'a pas eu de Constitution écrite, soumet maintenant ses lois à ce type de contrôle.

Bref, c'est un mouvement de fond, international. Et les solutions trouvées dans les démocraties constitutionnelles sur ces questions se ressemblent passablement.

Ça ne veut pas dire que les tribunaux ont nécessairement raison. Ni qu'on doive abdiquer des pouvoirs parlementaires. Ou sacraliser les juges.

Simplement, dans une démocratie en santé, il faut un arbitre indépendant des droits fondamentaux et un protecteur des libertés. Notamment pour protéger les droits des minorités.

Qu'on le critique, que l'on conteste ses décisions, fort bien. La démocratie est une longue discussion.

Mais d'avance, dire qu'on écartera des jugements déplaisants du chemin par le coup de baguette magique de l'article 33, c'est refuser tout effort de protection de ces droits.

Ça tient du mépris démocratique et ça devrait nous inquiéter, en Alberta comme au Québec.