Des Jeux hyper-bien organisés au milieu d'une orgie de dépenses pour un développement douteux.

C'est une des façons de résumer Sotchi. En même temps, je sors d'ici avec un jugement beaucoup plus nuancé.

Les critiques quasi unanimes de la presse occidentale n'ont à peu près aucun écho ici.

Un exemple parmi 1000: Sacha, un bénévole avec qui j'ai discuté plusieurs fois. Il enseigne l'anglais dans une université dans une ville du Nord. Il a 24 ans. Grand partisan des Jeux. Irrité par les opposants de toutes sortes. Convaincu que les gens voudront faire du tourisme russe pour moins cher plutôt que d'aller en Europe.

«Tu lis quoi comme journal russe?

- Je ne lis aucun journal russe. Que le New York Times, le site de CNN et un journal allemand.»

On a donc affaire à un Russe qui s'abreuve aux points de vue occidentaux.

«Ils ne décrivent qu'une partie de la réalité. Pour comprendre vraiment, il faut être Russe, je crois.»

Comprendre quoi?

Comprendre que c'est le premier événement international d'envergure à avoir lieu en Russie depuis 1980, aussi bien dire depuis toujours. Qu'ils en sont fiers. Et que ces 22 000 jeunes bénévoles russes de bonne humeur étaient surexcités de «recevoir le monde».

Comprendre qu'ils se demandent pourquoi personne ou presque n'exige des athlètes qu'ils dénoncent la Chine quand les Jeux sont à Pékin, ou le sort des Indiens dans les réserves au Canada quand ils sont à Vancouver, ou la peine de mort aux États-Unis quand ils sont à Atlanta.

Comprendre surtout que dans cette région déprimée depuis la fin de l'URSS, on jubile à l'idée qu'enfin quelques routes aient du bon sens, qu'il y ait un train, même s'il ne servira pas tant que ça, une promenade, des lampadaires, des jobs... Même si tout est incomplet, si rien n'est fini et si les hôtels étaient souvent faits à la va-vite, d'après les journalistes.

Comprendre que le développement qu'on dit sauvage et obscène est pour la vaste majorité bien mieux que la misère.

Même si le cocktail de dépenses de l'État et de sociétés privées détenues par des oligarques n'est pas net et sent la corruption, la vie revient. Ça, ils aiment.

L'AIR DU CAUCASE - L'été, l'air frais descendait des montagnes du Caucase et allait se mêler à celui de la mer Noire.

Un air un peu salé et bienfaisant revenait ensuite envelopper les estivants de Sotchi.

Olga Noskovets est attablée à un café dans le port de Sotchi. Elle me décrit avec ses doigts le subtil mélange des molécules qui, pour elle, faisait l'âme de sa ville.

«Avec tous ces hôtels, l'air ne peut plus circuler comme avant... Ils ont dénaturé notre ville, détruit les restes de cette époque dorée où l'on venait pour se promener, pour se refaire une santé.»

«Il y avait des truites dans la rivière Mzymta, les paysans buvaient à même la rivière. Elle est polluée et il faut des filtres, comme dans les mégapoles. Ils ont voulu faire une Nice russe. Ils ont fait des promenades et posé du pavé. Mais tout est faux et mal construit.»

Olga est guide à Sotchi. Guide de quoi? «Ça dépend des touristes. Ceux qui veulent se saouler, je ne les emmène pas voir les écosystèmes de la forêt et mes endroits secrets...»

Elle est aussi militante écolo, ce qui vous range ici parmi les potentiels extrémistes dans les dossiers de la police. Souvent interpelée, jamais accusée. Mais surveillée.

Les opposants aux Jeux de Sotchi sont aussi rares que militants.

«Notre plus grosse manif a attiré 250 personnes. Quand on se parle entre militants, on a l'impression de gagner du terrain. Mais dès qu'on sort de notre cercle, qu'on parle aux gens ordinaires, nos illusions disparaissent. Notre ami Evgeni Vitishko est en prison.

«Je garde quand même espoir que ça change tranquillement... Qu'on n'ait pas peur de parler, qu'on s'impose des normes environnementales élevées...

«Je vous dis toutes ces choses, mais je dis quand même de revenir. Je connais encore plein d'endroits intacts dans la nature, la forêt est extraordinaire... Ne nous oubliez pas.»

Il est encore très bien, votre air, Olga, parole d'asthmatique.

MARCEL ET VLADIMIR - Quand on dit à Marcel Aubut que plein de gens sont choqués de son accolade avec Vladimir Poutine, il répond que c'était «un geste diplomatique», que ce n'est pas lui qui a fait l'accolade, mais le président russe, et qu'il en a été surpris.

«Qu'est-ce qu'il y a de mal?», nous a-t-il demandé dimanche en conférence de presse de clôture du Comité olympique canadien (COC), quand j'ai soulevé la question.

«Les débats politiques, ça ne nous intéresse pas. On fait du sport. Personne ne savait qu'il venait. Les Canadiens présents l'ont accueilli comme ils accueillent tout le monde, avec passion. Nous l'avons félicité pour ces Jeux, qui sont un succès formidable.»

Ce n'est effectivement pas à Marcel Aubut de réformer la politique russe. La politique, la diplomatie et le savoir-vivre olympique commandent certaines règles, c'est vrai aussi. On ne voit pas que le président du COC verrouille la porte au président du pays hôte ou qu'il refuse de lui serrer la main.

Le problème n'est pas là. Ce qui est gênant dans cette scène, c'est l'enthousiasme exubérant que Marcel Aubut a manifesté. C'est lui qui est allé demander à Vladimir Poutine de visiter la Maison du Canada, quand il a su qu'il était à celle des États-Unis! Et quand on l'entend vanter non seulement les installations sportives et l'organisation, mais également tout le développement de la région, on comprend qu'en vérité, Marcel Aubut admire l'homme et était très flatté de le recevoir.

Je ne pense pas que le président du COC doive «faire de la politique». Mais il devrait s'y intéresser un peu. Être sensible à deux, trois trucs, comme les violations des libertés publiques en Russie. Et le reste! Il devrait savoir qu'avec certains personnages, la réserve s'impose.

Le premier ministre Harper et la plupart des chefs de gouvernement des démocraties constitutionnelles ont décidé de ne pas venir à Sotchi, pour cette raison précise.

Le frotte-bedaines doit être utilisé avec parcimonie.

LA VICTOIRE RUSSE - Ne soyons pas mesquins et ne soulignons pas trop lourdement que sans la naturalisation russe du coréen Victor An (trois médailles d'or et une de bronze en patinage courte piste), en 2011, et de l'Américain Vic Wild (deux médailles d'or en surf des neiges), en 2012... Sans ces deux nouveaux et excellents Russes, donc, la Russie serait au troisième rang, derrière la Norvège et le Canada.

Ce n'est pas le premier pays à importer des athlètes. Ils en ont d'ailleurs perdu.

Reconnaissons cependant qu'ils ont sacrément bien choisi les leurs.