En arrivant dans le parking, trois gardes armés attendent Roger McCarthy.

Il entre dans un hall aux vitres épaisses de 4 cm où deux autres gardes armés veillent. Un mort-vivant s'empare de sa mallette et la passe aux rayons X. McCarthy entre dans une bulle de verre où on le scanne.

Un monstre de 6'8'' dans un habit italien impeccable l'attend de l'autre côté avec la mallette, qu'il garde avec lui.

Le molosse se tient devant la porte de l'ascenseur. Il donne des ordres en russe dans un micro qui sort de sa manche. L'ascenseur s'ouvre. McCarthy et son escorte géante entrent. Ils sortent au sixième. On le fait monter les deux derniers étages à pied.

Dans la salle de réunion, le joueur de football lui remet sa mallette.

Au bout de 15 minutes, Vladimir Potanin, un des hommes les plus puissants de Russie, se tient devant Roger McCarthy.

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C'était en janvier 2007. Les Russes n'avaient pas encore obtenu les Jeux de 2014. Ils avaient besoin de quelqu'un pour créer une station de ski de niveau international. Un Courchevel caucasien.

Quelqu'un ayant une bonne crédibilité auprès de la Fédération internationale de ski.

Le Canadien Roger McCarthy, un des gestionnaires de station les mieux cotés en Amérique du Nord, était tout désigné. Il était à l'époque coprésident de Vail, au Colorado, peut-être la station la plus prestigieuse aux États-Unis. Il gérait plusieurs autres stations en même temps.

C'est à lui qu'on doit le redressement de Mont-Tremblant, repris en main par Intrawest après une faillite. Il y a passé plusieurs années. Il a d'ailleurs marié une Québécoise, et leur fils est étudiant à Montréal.

McCarthy avait été approché par une employée de Potanin, en novembre 2006, pendant une Coupe du monde à Beaver Creek, au Colorado.

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«Comme ça, vous êtes né en Nouvelle-Zélande?», lui dit aussitôt Potanin, dans un anglais impeccable, surprenant son invité par la qualité de ses informations. «J'y ai vécu aussi, mon père était dans le service étranger...»

Le mandat était simple: construire une station qui impressionnerait le CIO sur les terres du Caucase que Potanin avait acquises.

«Je me suis posé trois questions: est-ce que c'est du vrai argent? Est-ce que c'est une vraie montagne? Est-ce que je le sens? Il fallait que je voie le terrain», dit McCarthy, en entrevue téléphonique depuis Whistler.

Les gens de Potanin l'ont donc emmené faire un tour d'hélicoptère «gros et lent comme un autobus scolaire» au-dessus de ce qui n'était encore qu'une vaste forêt.

Il y avait une montagne. Beaucoup de neige. L'argent transitait par une banque chypriote, mais c'était du vrai. Roger McCarthy a accepté.

«J'avais tout fait dans les stations de ski, sauf en construire une. Les plus récentes datent d'il y a 30 ans en Amérique du Nord. C'était une chance unique. Il n'y avait pas un arbre de coupé!»

Il a quitté Vail pour Moscou. Entre-temps, le CIO a accordé les Jeux à Sotchi. Il a embauché une firme canadienne, impliquée dans cinq Jeux auparavant, pour dessiner les pentes de ce qui deviendrait Rosa Khutor. Il fallait négocier avec les fournisseurs autrichiens ou suisses.

«Mes amis américains me disaient: pauvre toi, obligé d'aller en Russie, mais j'y ai rencontré des gens exceptionnels et très compétents. Je leur répondais: vous souvenez-vous qui a envoyé le premier homme dans l'espace? Les ingénieurs russes sont de très haut niveau.»

La station est énorme: «C'est comme Whistler, plus Blackcomb, plus une autre! Jamais une aussi grosse station n'a été construite en aussi peu de temps. Et l'argent qu'ils ont mis... C'est tout simplement hallucinant.»

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En 2008, McCarthy se rendait à Rosa Khutor 10 jours par mois.

«En novembre 2008, ils m'ont appelé pour me dire que je n'avais pas besoin de venir ce mois-là. Il y avait une querelle sur la propriété du terrain. La société de Potanin, Interros, l'avait acquis pour 80 millions, apparemment. Mais soudainement, le Comité olympique russe le réclamait.

«Les questions de propriété sont assez compliquées en Russie, n'oubliez pas que pendant 75 ans, la propriété privée n'existait pas... Quoi qu'il en soit, je ne suis jamais revenu.»

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À cette époque, Bloomberg rapporte que les quelques hommes d'affaires et banquiers russes qui avaient été «invités» à investir autour des Jeux commençaient à se quereller avec le gouvernement.

Cette station de ski n'aurait jamais eu une telle dimension si elle n'avait pas été conçue pour les Jeux. Il avait fallu emprunter pour la créer. Les rendements paraissaient douteux, les taux d'intérêt, trop élevés. Bref, ils réclamaient des subventions de l'État et des exemptions fiscales.

Ce Potanin qui a embauché McCarthy est régulièrement sur la liste des 100 hommes d'affaires les plus riches de la planète, suivant les cours du nickel, vu qu'il en contrôle les plus grandes réserves mondiales à travers Norislk.

Il avait à peine 35 ans quand Boris Eltsine l'a nommé vice-premier ministre du pays. C'est Potanin qui est à l'origine du système de privatisation des grandes sociétés d'État russes, un plan qui a créé les grandes fortunes de cette poignée d'oligarques qui contrôlent l'économie et la politique russes.

On les voit avec leur suite dans les grandes stations européennes, où ils claquent des fortunes en quelques jours.

Dans une entrevue à Bloomberg, il a déclaré que c'est en allant faire du ski en Autriche avec Vladimir Poutine, en 2002, qu'il avait eu l'idée d'une station de grand style dans le Caucase.

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Roger McCarthy regrette-t-il son expérience russe?

«Pas du tout, je suis très content. C'est vrai qu'ils n'ont pas de normes environnementales. Les sols n'étaient pas protégés. Il y avait des risques d'avalanche, imaginez une pente haute comme Tremblant plus le Massif... Des gens ont été expulsés. De l'extérieur, c'est spectaculaire, mais les dessous cachent bien des choses. En même temps, la Russie est un endroit différent, qui sort d'un siècle d'oppression et qui est appelé à changer, mais ça ne se fait pas en une génération.

«La grande question, c'est: que va-t-il arriver maintenant? Tous ces hôtels... Cette station peut recevoir 30 000 skieurs, c'est 5000 de plus que Vail dans ses meilleurs jours! Les Russes que je connais préfèrent les Alpes, et leur femme aussi!

«D'après moi, ça ne tient pas la route économiquement. Et j'ai bien l'impression que ce ne sera jamais aussi beau que dimanche, quand les Jeux finiront. Après? J'ai de gros doutes.»