Après la course, Abe de Jong tapait frénétiquement sur sa calculatrice, émerveillé.

«Douze millièmes de seconde... Ça veut dire qu'il a gagné par huit centimètres!»

Ce prof de chimie est interprète pendant les Jeux. Comme tous les Néerlandais, il est fou de patinage de vitesse. Et comme tous les Néerlandais aujourd'hui, il n'en revient pas.

On sait que les Néerlandais sont au patinage longue piste ce que les Kényans sont à la course de fond. Mais tout de même: deux podiums totalement orange en deux jours?

On ne compte qu'un seul autre podium entièrement néerlandais: à Nagano en 1998.

On les attendait au 5000 m dimanche, où Sven Kramer domine la discipline depuis huit ans (or à Vancouver). Mais le sprint n'est pas une spécialité nationale. En fait, ils n'ont jamais remporté l'or au 500 m.

Hier, en plus de l'or historique sur cette distance, et d'un deuxième triplé en deux jours, les Pays-Bas ont eu droit à leur moment Dufour-Lapointe: deux jumeaux sur le podium!

Michel et Ronald Mulder étaient séparés par Jan Smeekens, qui a eu droit à l'argent.

Le pauvre Smeekens était au bord des larmes en conférence de presse. Le tableau l'a déclaré vainqueur quand il a franchi la ligne d'arrivée de son deuxième segment (on court deux fois 500 m et on additionne les temps)... Mais 20 secondes plus tard, le juge à la photo d'arrivée a dit: désolé, mon vieux, tu perds par 0,01 seconde. Un centième. Pour être exact, 12 millièmes de seconde.

Huit centimètres. «Ouais, ouais, je suis content pour mon pays, mais c'est un sport individuel et là, je suis surtout déçu pour moi... C'est un coup dans le ventre, vous n'avez pas idée.»

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Des jumeaux, donc, plus jeunes d'une famille de six garçons. Toute la famille était là, et ça hurlait dans les estrades. Seuls deux autres jumeaux se sont retrouvés sur un podium olympique (les Américains Mahre en ski alpin à Sarajevo, en 1984).

Peut-on vraiment parler de vrais jumeaux quand l'un a l'or et l'autre le bronze? Quand ils sont séparés par 15 énormes centièmes de seconde?

Je ne pense pas, professeur...

Sur 100 m, ils avancent à la vitesse d'Usain Bolt lors de ses meilleures journées (9,5, 9,6 secondes). Mais bientôt, ils atteignent 60 km/h sur un sprint.

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Le secret de cette vague orange? Ils patinent...

«Une bonne partie du pays est sous le niveau de la mer et traversée de canaux. On trouve aussi des étangs partout dans le pays. Quand la glace est bien prise, elle est mieux protégée dans ces terres basses, m'explique le prof de Jong. Ça fait partie de la culture nationale. Partout dans le pays, des équipes de vieux bénévoles balaient et nettoient les glaces, on a des machines pour ça. Alors tout le monde patine. On calcule que sur 17 millions d'habitants, 1,3 million en font régulièrement [les chiffres, toujours les chiffres!]. Si l'hiver est assez rigoureux, il y a l'Elfstedentocht...»

 - Pouvez-vous répéter?

 - Ça veut dire le Tour des 11 villes. Une course de 200 km, que les meilleurs font en six heures et quelques... Moi, je l'ai faite en 12 heures! La dernière remonte à janvier 1997.

Les cotes d'écoute d'une course de patin sont formidables aux Pays-Bas. On a calculé 3,8 millions pour le 5000 m dimanche. Les Coupes du monde sont comme des matchs éliminatoires de hockey chez nous.

«Le secret? C'est tout simplement que le niveau est si élevé que chaque compétition est difficile, dit le Mulder en or. J'ai eu de la difficulté à me qualifier!»

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«Franchement, deux podiums, ça fait peur, ils doivent avoir un secret, parce que dans les Coupes du monde, ils ne dominent pas tant que ça», dit Muncef Ouardi, patineur de Québec qui fait un retour après deux saisons bousillées par les blessures.

«Tant mieux pour eux, mais ça donne l'impression que le sport est dominé par un seul pays et ce n'est pas le cas.»

Ouardi a terminé 25e, ce qui serait acceptable après une qualification-surprise aux dépens de l'ancien champion du monde Jeremy Wotherspoon, qui tentait un retour à 37 ans.

Sauf que... Avant ses blessures, Muncef Ouardi a déjà eu une troisième position. Et à l'entraînement ce week-end, il a fini cinquième. Comment ne pas y croire?

Tout de même, d'un peu partout hier, il a reçu des accolades. Hé, Muncef: t'étais même pas censé être à Sotchi. Même quelques-uns du Maroc, d'où viennent ses parents. Parents qui ne savaient ni l'un ni l'autre patiner et qui l'ont inscrit à cette activité exotique à Québec un beau jour...

«C'était ma course, mais je vais quand même me donner pour le 1000 m...»

Tout aussi déçus, les Canadiens Gilmore Junio (10e), Jamie Gregg (11e) et William Dutton (14e) croyaient être dans le coup. Ils n'étaient même pas proches.

Et très surpris de voir les gens en orange venir s'emparer entièrement du sprint, territoire peu fréquenté par les Pays-Bas jusque-là - ils avaient quand même en Michel le champion du monde.

Six médailles sur six en longue piste chez les hommes; une médaille d'or chez les femmes: voilà toutes les médailles néerlandaises.

Ils n'en demandaient pas tant.

Mais là, ils sentent que la vague orange va continuer.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca