Pour 17 roubles, la machroutka m'a mené jusqu'au marché public d'Adler. J'y ai trouvé des épices de Géorgie, des kakis confits, du cou de porc mariné barbecue et l'homme de la rue Lénine.

L'homme de la rue Lénine aime beaucoup Poutine, les Jeux olympiques et pas tellement les gais.

«Je suis chrétien et je trouve qu'on ne peut pas aller contre les lois de la nature.»

N'allez pas penser qu'il n'y a que l'homme de la rue Lénine et Vladimir Poutine pour soutenir la loi interdisant la propagande gaie en Russie.

«Je suis pour parce qu'il faut faire augmenter notre population... C'est pas les homosexuels qui vont faire ça», me dit Alexandra.

C'est une dame d'un âge certain; peut-être les jeunes voient-ils les choses autrement? Voici Arsen Bagdasaryam, 25 ans. «C'est une décision collective, cette loi, il faut la respecter, je trouve.»

Mais les libertés publiques bafouées? «Toutes les libertés civiles sont respectées en Russie, sauf peut-être la circulation des gens pendant les Jeux olympiques, pour la sécurité.»

Que faites-vous dans la vie, Arsen? Il est... avocat.

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Avec Andrey, mon interprète, j'ai posé des questions à 15 ou 20 personnes. La seule un peu critique était une marchande de poisson: les bateaux de pêche sont interdits depuis le 7 janvier. On ne voit au large que des bateaux de guerre.

«On manque le meilleur de la saison, parce que plus la mer est froide, meilleure est la chair du rouget-barbet, me dit Katya Tomashova. C'est un tout petit poisson, très gras, c'est un délice frit ou bouilli avec du fenouil, de l'ail et beaucoup de beurre... Les Turcs, ils en pêchent, mais il est mauvais, tout sec. Le meilleur est ici. On n'en aura pas cette année, et mon mari doit aller pêcher à Stavropol, à 500 km d'ici...»

C'est à peu près la critique la plus virulente que j'aie entendue.

Les milliards dépensés? Les gens s'en réjouissent, quand ils n'éclatent pas de rire. «L'argent, ce n'est que du papier», me dit une femme. «Moi, ça ne m'a rien coûté, en tout cas», me dit un homme.

«Ce que je sais, c'est qu'ils ont enfin fini la route qu'ils avaient commencée sous l'URSS!», me dit un autre.

La corruption? «Il y en a eu, il y en a, il y en aura.»

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Adler a été un lieu de villégiature qui a connu ses heures de gloire dans les années 70. Certains bénévoles des JO habitent dans les anciens hôtels de vacances où les ouvriers venaient séjourner en famille au bord de la mer Noire.

Ludmilla Fomsenko travaillait dans une fabrique de souvenirs à Adler, fermée depuis longtemps.

«C'était magnifique avant la perestroïka [les réformes qui ont mené à la disparition du régime communiste, fin 1980, début 1990]. Les touristes venaient se refaire une santé, on n'avait pas le droit de fumer ni de boire, tout était propre, il y avait de l'ordre...»

L'effondrement de l'URSS a sonné la fin d'un monde: les vacanciers ont cessé d'y être envoyés, les affaires ont périclité. Les investissements massifs liés aux Jeux olympiques ont ramené de la prospérité. On a retapé le bord de mer. Vendredi, par 14 degrés sous un soleil splendide, il y avait des gens aux terrasses et sur la promenade.

Alors, n'allez pas demander aux gens de l'endroit si on a «gaspillé» de l'argent. La question est ridicule. On a «investi».

«Vous avez vu la station de ski? C'est comme la Suisse!»

L'environnement? «Ça va repousser. Il y a des sacrifices à faire. Ils ont dû couper des arbres aussi, en Suisse...»

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Ils ont consulté les gens d'Adler pour savoir quel animal devrait être la mascotte des Jeux.

Leur réponse? Le dauphin, évidemment! On en voit souvent en bord de mer, on en a fait des toutous, des statues, des peintures devant les restaurants. Sauf que le dauphin, pour des Jeux d'hiver... Le comité n'a pas retenu la suggestion.

Adler est un des quatre arrondissements de Sotchi, qui compte en tout 450 000 habitants. La ville s'étend sur une centaine de kilomètres. Le Parc olympique a été construit sur d'anciens marais et des terres arables, à la limite est d'Adler, tout près de la frontière entre la Russie et l'Abkhazie (partie sécessionniste de la Géorgie, reconnue uniquement par quatre pays, dont la Russie).

Les nouvelles constructions sont plantées dans un champ. Mais le «vieux» centre d'Adler, aux rues bordées de grands palmiers et de cyprès, est plutôt joli. L'église orthodoxe est retapée de frais. Le monument aux morts (russes) de la guerre du Caucase, en 1877, est astiqué.

«Comme disait Staline, la vie est plus facile, plus heureuse», dit Boris, un ancien boxeur.

De là, il faut encore 45 minutes de machroutka (le minibus public) pour arriver au centre verdoyant de Sotchi. L'entrée de la ville est fleurie.

Là aussi, on a beau chercher, ceux qui nous parlent n'ont que du bon à dire des Jeux. Nouveaux immeubles, prospérité retrouvée, nouveaux parcs. «Je suis surpris par votre question, me dit une femme, incrédule. Tous ces invités, il ne faut pas les décevoir!»

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En revenant, j'ai pris le train construit pour l'occasion - et qui servira essentiellement aux touristes après.

Il était bondé de gens des environs qui s'en allaient au Parc olympique pour la cérémonie d'ouverture.

Le soleil descendait sur la mer à droite. Les pics enneigés de Krasnaïa Polyana à gauche.

Ils espèrent que le monde en voie enfin la beauté.

Ils sortent enfin la tête de l'eau, après des années de misère. C'est leur tour, enfin.

Et les raisons sont partout à la télé cette semaine: Vladimir Poutine et les Jeux olympiques.