Chaque jour, Pierrette Martel se rendait voir sa mère au CHSLD qui porte le très chic nom de «Saint-Lambert-sur-le-Golf».

Chaque jour, elle en sortait plus indignée.

Souvent, le matin, on n'avait pas changé la «culotte d'aisance» de sa mère, délicieux euphémisme gouvernemental pour désigner les couches, comme vous le savez.

Ni le matin ni le midi...

Il manquait de personnel, elle n'était pas bien lavée, les heures des repas étaient ridicules, du moins c'est ce qu'elle et d'autres proches des pensionnaires constataient.

Leur association a porté plainte à plusieurs reprises et a dénoncé la situation, notamment en compagnie des députés péquistes de la région, Martine Ouellet et Bernard Drainville, devenus ministres depuis.

Toutes choses normalement permises en démocratie...

Un beau jour, pendant une manif devant le CHSLD, Mme Martel a le malheur de dire qu'il y a eu des cas de gastro-entérite et que «M. Savoie est allé voir les préposés pour leur dire de cesser de changer les résidants durant la nuit parce que leur budget était pété.»

M. Savoie, c'est Eddy Savoie, président des Résidences Soleil, qui gère le CHSLD de Saint-Lambert en PPP.

Les paroles de Mme Martel ont été reproduites dans le Courrier du Sud, un hebdo de Longueuil.

M. Savoie ne l'a pas pris. Il a exigé une rétractation complète et des excuses.

Difficile de se rétracter: ça ressemblait beaucoup à ce qu'elle voyait tous les jours. Et puis, un représentant syndical avait dit la même chose quelques semaines plus tôt à TVA.

Ah bon? Pas de rétractation? M. Savoie a déposé une poursuite de 400 000$ pour atteinte à sa réputation.

Le représentant syndical, dont les propos avaient été beaucoup plus largement diffusés, n'a jamais été embêté.

Mais Mme Martel, une retraitée qui touche 12 000$ par année, l'a été. On devine qu'elle n'a pas les moyens de se payer les services d'un avocat, encore moins de payer une somme aussi ridiculement élevée. Une cible de choix, en somme.

Le message est assez clair: fermez-la.

C'est ce qu'a plaidé avec succès l'avocat Jean-Pierre Ménard, qui représente souvent des malades.

Voilà un cas évident de «poursuite-bâillon», a conclu le juge Gary Morrison de la Cour supérieure, la semaine dernière.

Le but est non seulement d'intimider Mme Martel, mais de passer un message à son association, au syndicat, aux journaux locaux, etc.

Un des critères pour déterminer s'il s'agit d'une poursuite-bâillon est la disproportion des moyens. Entre cet homme d'affaires à la tête d'entreprises de plus de 1000 employés et cette retraitée, l'écart est facile à calculer.

Se servir des tribunaux pour extorquer une lettre d'excuse et de rétractation, c'est «détourner les fins de la justice», conclut le juge.

Même en admettant qu'il s'agisse de diffamation (c'est plutôt une critique légitime), jamais un juge n'accorderait une telle somme dans une affaire semblable, sans le moindre dommage.

Voilà une bonne demi-douzaine de jugements rendus en vertu de ces dispositions contre les «poursuites-bâillons» adoptées en 2009. Les juges demeurent prudents avant de rejeter carrément une procédure: un homme d'affaires prospère ou une multinationale a aussi droit à sa réputation...

Mais dans plusieurs cas, on a fait fonctionner la loi, soit pour obliger la partie riche à financer la défense de l'autre, soit pour carrément rejeter la poursuite.

C'est surtout à la demande de groupes écolos que ce concept a été introduit dans notre droit. Des groupes de citoyens qui ne faisaient que s'opposer légalement à une construction résidentielle se faisaient poursuivre par des promoteurs, par exemple.

Dans le cas des services de santé, et en particulier des soins de longue durée, ce genre de manoeuvre est encore plus odieux.

On a affaire ici aux plus démunis des démunis, les sans-voix, les oubliés. Encore heureux que des gens aient le courage et le coeur de parler pour eux!

En entrevue cette semaine, pourtant, Eddy Savoie annonçait qu'il en appellerait.

Il n'a pas l'air d'avoir bien saisi le message, et cet entêtement pourrait lui coûter cher: Mme Martel conserve en effet le droit d'exiger un dédommagement pour cette poursuite assez clairement abusive.

En attendant, on peut tout de même se réjouir de voir que la justice a les moyens d'écarter certains de ceux qui veulent «détourner son cours»...