Derrière moi, un homme criait. Plein de gens criaient, c'est vrai. Mais ils criaient du sentiment un peu vague d'être témoins de l'Histoire. Lui, criait autrement. C'était personnel.

- Quoi? Jorge? Non, tu me niaises? Ouah!

Emilio, un Romain dans la cinquantaine, n'y croyait pas. Jorge Mario Borgoglio est argentin, mais comme bien des gens de Buenos Aires, c'est l'enfant d'un immigrant italien - un ouvrier des chemins de fer. Et il a bien des amis à Rome. Celui-là, Emilio, ne voulait pas avoir son nom dans le journal, mais il était ému à ne plus savoir où se précipiter sur cette place immense où il n'y avait plus d'espace pour ouvrir un seul parapluie supplémentaire.

«C'est un saint homme, tellement humble... au conclave de 2005, il a même voté pour Ratzinger», a dit Emilio avant de se fondre dans la foule.

La rumeur a en effet placé ce cardinal jésuite argentin deuxième derrière Ratzinger au conclave de 2005. Mais on ne le voyait guère surgir cette année, vu ses 76 ans et son poumon unique.

Tous les Argentins hier sur la place nous parlaient d'un homme qui n'a pas de voiture, qui a refusé de vivre dans un palais pour préférer un appartement ordinaire, qui prend l'autobus d'église en église, qui va marcher chez les pauvres, une statue de la Vierge sur le dos, et qui ne se gêne pas pour dénoncer la corruption.

«C'est un homme qui parle sans arrêt de la pauvreté; qui va chez les pauvres, qui dénonce les injustices», me dit le père Miguel Alderete Garrido, un Argentin qui fêtait avec des gens du... Paraguay.

Parce qu'hier, place Saint-Pierre, toute l'Amérique latine semblait se réjouir, des Colombiens, des Mexicains, des Chiliens, et même jusqu'aux Brésiliens, dont le cardinal Scherer est entré au conclave à moitié pape...

C'était d'autant plus inattendu que l'Amérique latine, qui compte 40% des catholiques, est largement sous-représentée au Sacré Collège.

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Ce pape-là est arrivé dans un style franchement nouveau. D'abord en faisant rire la foule: «Vous êtes allés chercher l'évêque de Rome au bout du monde...» Ensuite en la faisant taire, pour qu'elle prie pour lui.

Et François, quelle trouvaille - on n'en attendait pas moins du premier pape jésuite. Il fallait bien une pointe d'anticonformisme. Aucun pape jusqu'ici ne s'était réclamé de saint François d'Assise, l'homme dépouillé, l'homme qui parlait aux oiseaux... (Les esprits superstitieux auront sans doute noté que deux goélands à bec cerclé se sont posés à tour de rôle sur la cheminée, tandis que la pluie tombait et qu'on commençait à compter les tuiles sur le toit de la chapelle Sixtine sur l'écran géant...)

Saint François est probablement le personnage le plus populaire de l'imagerie catholique, un Jésus du Moyen Âge. Voilà qui parle plus qu'un 17e Benoît ou un 14e Léon. C'est de toute évidence ce que le cardinal de Buenos Aires, qui va traîner ses savates dans les bidonvilles, veut suggérer. Ça nous éloigne assez du style cérébral du pape émérite, théologien de haut vol, mais communicateur austère...

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Depuis deux jours, Massimo Coppo, un homme aux pieds nus, dans des habits en toile de jute, venait s'agenouiller sur les pavés de la place Saint-Pierre, au point d'en devenir une attraction. Parfois un homme en complet venait s'agenouiller sur le sol humide avec lui. Il arrivait d'Assise, où il vit dans une communauté laïque d'agriculteurs. Il n'avait aucun préféré, aucune aversion envers le Vatican. Il venait prier pour un monde qui souffre.

C'est une foule bigarrée qui se forme, place Saint-Pierre. Une chorale d'enfants qui chantent Oh when the saints go marchin' in avec un accent italien. Un pianiste français, Olivier Reboul, de passage à Rome, qui lit Un endroit discret, polar japonais, sous son parapluie, dans la pénombre, en attendant qu'il arrive quelque chose. Le père Michael Doyle, un immense prêtre irlandais de 43 ans et de 350 livres, vêtu à l'ancienne, col romain, l'habit à 33 boutons (pour l'âge du Christ) et la calotte surmontée d'un pompon vert, bien entendu: il aura un pape pour la Saint-Patrick. Chaim Moskovitch, un juif new-yorkais de 24 ans qui passait par Rome et ne voulait pas manquer ça. Nathalie, une fille de Montréal qui ne veut pas dire son nom de famille, vu qu'elle est en «congé de maladie», mais croyez-moi, croyez-moi pas, l'Esprit saint l'a déjà guérie, je pense. Enrique Pollock, un Cubain de Miami, venait quant à lui pour dénoncer la persécution des catholiques par le régime cubain. Des séminaristes américains, jeunes et beaux et conservateurs. Le père Jeff Dole, de La Nouvelle-Orléans, est arrivé en catastrophe et s'est garé illégalement (mais qui est garé légalement à Rome?) pour voir apparaître son nouveau patron, vers 19h30. Un prêtre du Congo, Kadima Liévin, qui fait une thèse de doctorat en «missiologie» sur la concurrence entre le catholicisme et les «églises du réveil» chrétiennes, voulait moins un pape noir qu'un pape qui puisse rassembler...

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Étaient-ils contents simplement d'avoir été là, pour crier «viva el papa!», ou se réjouissaient-ils de ce ton nouveau? Un peu des deux, pour autant qu'on puisse sonder une foule.

N'allons pas penser pour autant qu'on a affaire à un pape en rupture idéologique. Autant il est campé à gauche au plan économique et social, autant il est en parfaite continuité avec le Vatican sur les questions morales. Il a eu des accrochages avec le gouvernement quand l'avortement a été décriminalisé.

Et autant il est jésuite, autant il a mis au pas ceux qui flirtaient avec les idées marxisantes de «libération».

Mais un pape qui parle aux oiseaux, déjà, ça fait changement.