Un dimanche soir, il est presque 23h. Je suis attablé avec des amis dans un snack-bar grec de l'avenue du Parc. La télé montre des images de René Lévesque.

M. Lévesque est mort...

Comme plein d'autres, je n'ai pas dormi de la nuit. C'était avant l'info en continu et c'est à Pierre Dufault, lecteur des nouvelles du sport, qu'avait échu le rôle d'animateur impromptu d'une émission spéciale à Radio-Canada. CKAC avait ouvert ses lignes toute la nuit... Longue nuit.

Le deuil a recouvert la ville. Un deuil collectif comme je n'en avais jamais vu (enfin, moins dans le coin où René-Lévesque s'appelle encore Dorchester, mais tout de même). Et comme depuis, sans doute, on n'en a pas vécu pour un homme d'État.

Par milliers, les gens faisaient la queue, rue Notre-Dame, pour aller se recueillir quelques secondes devant le cercueil de celui qui, «dorénavant, [...] fera partie de la courte liste des libérateurs de peuples», comme l'a écrit Félix Leclerc en guise d'épitaphe.

L'épitaphe est un genre littéraire qui pousse au pompeux, mais comment ne pas voir qu'il a été exactement cela? Un émancipateur. Un déniaiseur. Un ouvreur.

Nous avions la jeune vingtaine et il avait l'âge de nos pères. Il en avait les tics, les mimiques, une façon de parler avec les mains, le charme et le côté brouillon, enfin, un million de choses indéfinissables et contradictoires qui finissent par composer un personnage national. Il était québécois comme de Gaulle était français: une identité vivante.

Plus que Jean Lesage, arraché à une autre moitié de siècle, René Lévesque était le père du Québec moderne.

Nous étions quelques amis au journal étudiant de l'Université de Montréal, et à la une, cette semaine-là, nous avions décidé de publier l'extrait d'un texte de M. Lévesque où il était question des jeunes. Je l'ai gardé.

«Ils peuvent mal parler leur langue, mais ils tiennent à leur langue. Même ceux qui doivent vivre d'un petit pain n'auront plus jamais l'idée baroque de se croire nés pour un petit pain... Même sur les champs de bataille économiques, cette identité plus que jamais sûre d'elle-même ne pourra pas ne pas flotter comme un drapeau...

«De tout cela, de ces attitudes bien mêlées et de ces aspirations souvent contradictoires, quelle synthèse en tireront-ils, les leaders éventuels de cette nouvelle génération? Comme nous, ils se heurteront aux surprises des conjonctures, ils iront tant bien que mal de ratures en surprises. Mais condamnés comme ils le sont à l'invention et au développement permanents, ils seront plus vite plus lucides, plus exigeants aussi, que nous ne le fûmes jamais.

«Jusqu'à se rendre compte que, pour avoir les coudées vraiment franches, il faut finir par exiger son pays? L'histoire ne se présente pas toujours à la porte où l'on frappe...»

Ce n'était pas un homme de nostalgies. Ça nous plaisait bien.

Avant d'être souverainiste, René Lévesque était un démocrate. Avant chronologiquement et avant dans l'ordre des valeurs.

Quand il a dit, un fameux soir de congrès: «J'aurais de la misère à voter pour moi-même» si des élections devenaient référendaires, il disait l'essentiel. La fin, aussi noble soit-elle, ne justifie pas les raccourcis. Les tricheries.

Il avait la conviction que le peuple, bien informé, était véritablement libre, souverainement libre de ses choix - et choisirait le chemin de la liberté nationale telle qu'il la concevait.

Mais il n'aurait jamais eu le mépris de décider pour le peuple ce qui était dans son intérêt supérieur. L'indépendance se ferait à la régulière, par référendum (deux, même!)... ou pas du tout. Il avait choisi son camp au premier jour: sa «pureté» et sa «dureté» seraient démocratiques avant d'être indépendantistes.

Quand il s'engage en politique, en 1960, il a presque 38 ans. Son métier de journaliste l'a amené partout dans le monde, des camps de concentration nazis qu'on libérait à l'URSS de Staline en passant par les pays en voie de décolonisation. Il sait ce que démocratie veut dire. Il sait la gravité des mots comme liberté.

Il partage aussi l'écoeurement de toute une génération de Québécois devant un régime politique rétrograde et corrompu - celui de Maurice Duplessis.

Du premier au dernier (et triste) jour de sa vie politique, 25 ans plus tard, il a incarné le refus de cette politique-là. Ses lois le prouvent, ses actions le répètent.

C'est beaucoup pour ça qu'on l'admirait. C'est pour ça que notre ami avait intitulé son éditorial «Monsieur Lévesque». C'est pour ça qu'il nous manque.

Et cette semaine plus que d'ordinaire.