Même si elle a été posée par le saint innocent Gérald Tremblay, c'est une excellente question: qu'a donc fait la GRC avec les images d'entrepreneurs qui allaient cajoler et payer les chefs de la mafia?

D'abord, elle n'a rien fait. Ce n'est qu'après, bien après la fin de son enquête anti-mafia et des procès qui l'ont suivie, que la GRC a partagé certaines bandes vidéo avec la Sûreté du Québec. Et encore a-t-il fallu que l'escouade Marteau insiste pour les obtenir.

La réticence et la méfiance règnent encore entre certains corps de police et la GRC était très jalouse de ce matériel potentiellement explosif.

Il a fallu que la commission Charbonneau se rende en Cour supérieure pour forcer la police fédérale à lui remettre ces bandes. La GRC plaidait divers arguments constitutionnels pas très sérieux et la cour lui a ordonné de coopérer. On chuchote que ce délai lui a permis de faire le ménage dans le fatras de ses vidéos, mais du moins, le matériel n'avait pas été détruit!

On a vu la richesse de ce matériel: six entrepreneurs ont été vus au party de Noël des chefs de la mafia montréalaise.

L'avocat de l'Association de la construction du Québec, Daniel Rochefort, a voulu mettre les choses en perspective avec l'enquêteur qui présentait cette vidéo.

«Quand on sait qu'il y a 25 000 entrepreneurs en construction enregistrés au Québec, êtes-vous d'accord avec moi pour dire que six entrepreneurs, ce ne sont que quelques cas isolés?»

C'est une façon de voir ça, mais d'un autre côté, six des 10 entrepreneurs qui obtiennent presque tous les contrats publics à Montréal étaient là, a répondu le policier.

Oups...

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Revenons donc à la police. Pourquoi cette réticence à dénoncer ce qui a toutes les allures d'un système de collusion et de corruption? Ce sont des crimes graves, punissables de peines d'emprisonnement conséquentes.

Il y a plusieurs raisons possibles, certaines très bonnes.

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D'abord, l'enquête Colisée est la première enquête criminelle qui a remonté jusqu'au niveau le plus haut de la mafia montréalaise. Nick Rizzuto, le parrain, a été filmé, accusé et condamné à quatre ans. Seulement pour pari illégal, mais tout de même, c'est un coup assez exceptionnel que d'aller placer des caméras et des micros dans l'antre même de la mafia, pour en arrêter plusieurs patrons (dont trois ont été condamnés à 15 ans de pénitencier pour trafic).

C'était donc une enquête ultra délicate qu'il ne fallait pas ébruiter pendant qu'on la menait (2004-2006) et qu'on croyait épingler Rizzuto fils.

S'ajoute à cela un aspect juridique important. Les policiers doivent obtenir un mandat d'écoute et de surveillance vidéo. Ce mandat vise certaines personnes et certains crimes. Il faut avoir des motifs à offrir au juge pour obtenir ce mandat. Le mandat contient des clauses de «minimisation» pour protéger la vie privée d'innocents qui pourraient être filmés ou écoutés dans l'opération. La police doit fermer le micro à l'occasion.

Bien sûr, si pendant l'écoute ou la surveillance les policiers sont témoins accidentels d'un crime imprévu, ils peuvent en garder la preuve. Ils peuvent également recueillir les indices d'un crime et ouvrir une nouvelle enquête, demander un nouveau mandat, etc.

Mais songez que l'enquête Colisée à elle seule comporte 1,2 million d'écoutes électroniques. C'est déjà un gigantesque bateau. On ne va pas se mettre à déclencher des dizaines d'autres enquêtes parallèles. On peut refiler les tuyaux à d'autres corps de police, mais encore une fois, la crainte d'un ébruitement n'est pas farfelue.

Le fait de ne pas respecter les limites d'un mandat, ou d'aller à la pêche aux preuves peut entraîner l'exclusion d'une preuve. Les tribunaux sont très sévères quant à l'utilisation de ces écoutes.

Il ne suffit pas de voir des entrepreneurs en construction rouler des billets de 100 dollars ou embrasser le parrain. C'est un indice, un motif de soupçonner un crime, bref, de quoi déclencher une enquête. Mais elle sera longue et complexe.

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Fort bien, mais alors, une fois l'enquête anti-mafia terminée, une fois les procès complétés, pourquoi la GRC n'a-t-elle pas alerté les autres corps policiers sur les autres éléments trouvés accidentellement?

C'est ici sans doute que la GRC est à critiquer. Mais à voir le peu d'empressement, ou l'enthousiasme très aléatoire des corps de police (SQ, Montréal) à lutter contre la corruption, allez donc les blâmer de ne pas avoir risqué des ennuis juridiques...

La volonté politique pour ce genre d'enquêtes est venue bien tardivement. L'escouade Marteau, l'UPAC, tout cela est très récent et n'a été créé par le gouvernement libéral que sous la pression d'une opinion publique dégoûtée.

On n'en est plus là. Le sujet est au sommet des préoccupations politiques, l'heure du grand ménage a sonné, nous dit-on de partout...

Les corps de police ont donc aujourd'hui très officiellement l'obligation morale de coopérer dans la lutte à la corruption.

Songez que même le maire de Montréal en fait une maladie à retardement.

L'heure est grave!

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca