Voici un juge de plus pour dire que le gouvernement Harper ne respecte pas les principes du fédéralisme moderne.

Après le projet raté de commission canadienne des valeurs mobilières, l'affaire du registre des armes à feu est une autre défaite autant juridique que politique pour les conservateurs - on pourrait ajouter l'affaire du site d'injection supervisé de Vancouver, et d'autres.

Ottawa ne pourra pas détruire les données de ce registre où sont enregistrées 1,5 million d'armes québécoises. La Cour supérieure ordonne même que l'enregistrement se poursuive jusqu'à ce qu'un jugement final intervienne - car on se doute bien que cette affaire se rendra jusqu'en Cour suprême.

Politiquement, c'est énorme. Juridiquement, ça ne paraissait pourtant pas si compliqué. Ou plus exactement, la cause du Québec était difficile.

Voyez un peu. Le gouvernement canadien a créé un registre des armes à feu en 1995. Il l'a détruit en 2012 pour les armes d'épaule (90% des armes en circulation).

Où est le problème?

Il y a plein de problèmes: les policiers ont presque tous plaidé pour le maintien de ce registre, qui aide aux enquêtes et à la lutte au trafic d'armes, et qui a coïncidé avec une baisse de la criminalité par armes à feu.

Mais en droit, quel est le problème? Un gouvernement devrait pouvoir défaire ce qu'il a fait, non?

L'Alberta a déjà tenté de faire invalider ce registre. La Cour suprême lui a donné tort en 2000: le gouvernement fédéral a compétence en matière de droit criminel; il a donc toute latitude pour contrôler les armes à feu au moyen d'un registre.

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Je répète donc ma question: si Ottawa peut constituer un registre, pourquoi ne pourrait-il pas l'abolir?

Le problème ne se pose pas de manière aussi «simpliste», écrit le juge Marc-André Blanchard, dans ce jugement explosif rendu hier.

Le problème de cette abolition est dans la manière. La loi votée cet hiver à Ottawa pour abolir le registre en rajoutait: elle visait à empêcher les provinces de constituer leur propre registre. Tout devait être envoyé à la poubelle.

Devant la Cour, les avocats du fédéral ont déclaré que rien n'empêche Québec de constituer son registre. Mais dans les faits, si les données ne sont pas transmises, ce sont 1,5 million d'armes dont on perdra la trace. Tout sera à refaire.

Les provinces peuvent prétendre faire un tel registre en vertu de leur compétence en matière de «propriété et droits civils» et au chapitre de la sécurité publique.

Cette manière brutale d'éliminer les données nuit «de façon importante» au pouvoir provincial. Or, la Cour suprême a développé depuis 15 ans en particulier une théorie du «fédéralisme coopératif». Il ne suffit pas de trancher quel ordre de gouvernement peut ou ne peut pas faire une loi. Il faut examiner les conséquences de cette loi. La loi d'abolition est bel et bien dans le champ de compétence du gouvernement fédéral. Mais ses conséquences violent la compétence provinciale.

Or, la théorie moderne du fédéralisme veut que les pouvoirs se coordonnent. On ne tranchera plus les querelles de partage des compétences comme il y a 50 ans. On y met plus de subtilité. Les tribunaux recherchent l'harmonisation des pouvoirs, la conciliation, bref l'apaisement constitutionnel.

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N'est-on pas ici carrément dans le domaine politique? Le juge Blanchard s'en défend bien: «il ne s'agit pas d'apprécier la légitimité politique d'une loi», écrit-il.

Mais dire où finit le droit et où commence le politique dans une affaire constitutionnelle, c'est comme tenter de démêler l'eau salée et l'eau douce.

L'appréciation générale de la loi au Québec, la preuve fournie pour en vanter les bénéfices, et non contredite par Ottawa: cela n'est sûrement pas indifférent à la conclusion.

Depuis que la constitution existe, les juges en sont les interprètes. Ils l'ont fait évoluer au gré des changements de mentalité, la leur et celle de leurs contemporains, dans un domaine où les réponses sont à construire. Mais toujours suivant un édifice intellectuel patiemment (et on espère sagement) construit.

Nul doute que ce jugement propose une interprétation progressiste du droit constitutionnel qui ne fera pas l'unanimité. Cela déplaira violemment au gouvernement conservateur, où l'on doit déjà parler d'«activisme judiciaire».

Mais l'argumentation s'appuie solidement sur la jurisprudence de la Cour suprême et la vision moderne du fédéralisme où le prêt-à-porter n'est plus la règle.

Et puis, le gouvernement n'aura que lui à blâmer. Au lieu de pousser la mesquinerie jusqu'à forcer la destruction totale de données utiles à la sécurité publique, il aurait fort bien pu laisser les provinces libres de la suite des choses. L'Alberta les aurait détruites. Le Québec les aurait gardées. Cette asymétrie dont on parle aurait eu un sens.

Bien fait.