Quelque part au fond d'une cellule, à Québec, un homme qui a tout conquis par la parole se demande pourquoi, la fois la plus importante de sa vie, il n'a pas parlé.

On ne saura jamais ce qui serait survenu si Jacques Delisle avait témoigné pour sa défense. Mais quel étrange message pour un «innocent» de son statut. Un juge de la plus haute instance au Québec, accusé du pire crime, et qui ne daigne pas s'expliquer aux 12 jurés qui tenaient sa vie entre leurs mains.

Bien sûr, le juge Claude Gagnon leur a expliqué le droit au silence. Et le fait qu'ils n'ont pas le droit de tirer de conclusion négative de ce choix.

Mais dans la vraie vie, ça fait drôle. Ça fait louche. Surtout à notre époque d'expression perpétuelle et universelle. Le silence, quand on vous accuse d'avoir tué votre femme? Cet homme devait avoir quelque chose à cacher...

Il avait à cacher... un assassinat, aussi incroyable que ça puisse paraître pour tous ceux qui ont travaillé avec lui. Plusieurs vous diront qu'il est rigoureusement «impossible» que Jacques Delisle ait commis un meurtre. Surtout pas comme ça! Dans l'improvisation, lui qui astiquait ses points-virgules le matin pour aller travailler, lui si méticuleux...

Jean-Louis Baudouin n'est pas connu du grand public. Mais c'est peut-être le plus grand juriste vivant au Québec. Après une carrière de professeur à l'Université de Montréal, après avoir rédigé des traités, après une carrière internationale, il a été nommé à la Cour d'appel. Une chaire porte son nom à l'Université de Montréal. Quand cet homme s'avance à la barre pour la défense, la chose est lourde de signification pour tout le monde dans le milieu juridique. Il ne peut pas dire que son ex-collègue et ami est innocent. Il l'a d'ailleurs décrit sans fard, a parlé de ses défauts. En apparence, il venait simplement dire ce qu'il avait vu, comme d'autres proches: cet homme généralement froid et hautain avait une compassion sans bornes pour sa femme malade. Mais ne vous y trompez pas: s'il est venu, c'est parce qu'il le croit innocent.

Mais qui sait vraiment ce qui se passe dans le coeur et la tête d'un homme, fût-il son ami? Dans les recoins sombres d'une vie de couple un peu désespérante?

Il est vrai que le fait d'avoir eu une maîtresse ne fait pas de Jacques Delisle un meurtrier. Mais il est tout aussi vrai qu'un homme au-dessus de tout soupçon qui s'occupe de sa femme avec tendresse peut avoir un accès de rage meurtrière.

Ce n'était qu'un «amour de vieillesse», a dit son avocat, en parlant de cette maîtresse. Mais qui a dit que les amours de vieillesse sont sans fureur?

Oui, il gardait tout son argent si sa femme mourait au lieu de lui faire un divorce. Mais qu'est-ce que ça prouve? Rien. À 77 ans, dans son milieu, divorcer d'une femme infirme pour rejoindre sa secrétaire, c'est bien pire que de perdre un million.

De toute manière, on a beau parler du caractère de l'accusé, supputer son mobile, on en revient invariablement au point noir de cette affaire. La tache de fumée dans la paume de la victime.

Il est «possible» de se suicider avec un pistolet en tenant la crosse dans les airs et en appuyant sur la détente avec le pouce, ce qui, en certaines circonstances, peut noircir l'intérieur de la main...

Possible. Mais raisonnable?

Pourquoi une femme aussi faible se serait-elle livrée à une telle acrobatie digitale?

Tu veux te tirer une balle dans la tête, tu tiens le pistolet normalement, tu tires avec l'index...

Or, en faisant ainsi, il est impossible de produire une tache à l'intérieur de la main qui tire.

Point.

Alors ce matin-là, cet homme amoureux d'une autre femme, qui s'était occupé de sa femme admirablement, mais qui peut-être ce jour-là n'en pouvait plus, qui peut-être a entendu une phrase de trop, est allé chercher son arme illégale. L'a chargée. L'a mise sur la tempe de sa femme. Elle a eu le temps de mettre sa main, la seule qui bougeait, pour se défendre. Elle a peut-être crié faiblement. Et quand le coup fatal est parti, sa main a reçu la fumée.

D'une tragique et incroyable simplicité.

L'affaire se transportera devant la Cour d'appel... «sa» cour. Quatre juges ont été nommés depuis le départ de Jacques Delisle, et pourraient entendre la cause (la Cour entend les affaires en formation de trois juges). La loi permet aussi de nommer des juges de la Cour supérieure «ad hoc» pour «assurer la bonne expédition des affaires». Ce ne sera donc pas un problème - sauf la pression énorme qui pèsera sur ces trois-là dans cette cause sans précédent.

Mais a-t-il des chances? Défendu par le meilleur avocat au Québec, selon plusieurs, son affaire en est essentiellement une de faits. Quoi plaider? Aucune question de droit épineuse n'a été soumise au juge Gagnon, un juriste au surplus qui a fait une brillante carrière en droit criminel. Tout reposait sur l'analyse des faits. Et ce domaine-là, c'est celui du jury. Ils n'ont eu aucun doute raisonnable.

Sera-t-il seulement libéré en attendant l'appel, maintenant qu'il n'est plus présumé innocent? Des gens en liberté pendant leur procès recouvrent parfois cette liberté provisoire après leur condamnation pour meurtre. Mais le juge Delisle fait face à une autre accusation, pour possession d'une arme prohibée et entreposage négligent. Une accusation qui entraîne une peine automatique d'emprisonnement...

L'homme silencieux n'est donc pas au bout de ses peines.