Pour une rare fois, la mère de Jacques Larochelle s'était rendue au palais de justice pour un procès de son fils. Ce serait le moment capital du procès de l'ex-juge Jacques Delisle. L'accusé allait témoigner.

L'avocat Larochelle, qui est sans doute le plus éloquent plaideur au Québec, avait annoncé «un dernier témoin». Ce serait évidemment l'accusé.

Il y a à la cour comme au baseball un «livre», non écrit, qui dicte leur conduite aux acteurs. Coureur au premier, pas de retrait: on appelle l'amorti.

Accusé de meurtre, sans antécédent judiciaire, devant jury: on fait témoigner.

Car l'accusé a droit au silence. Il n'est jamais obligé d'aller témoigner dans son procès. Quand l'accusé est un criminel de carrière, il vaut généralement mieux lui faire acheter un beau complet, lui faire couper les cheveux et lui demander gentiment de se la fermer.

C'est bien de donner sa version. Mais si ensuite l'avocat de la poursuite se met de la partie, tout le passé criminel risque d'être révélé - ce qui n'est pas permis quand l'accusé garde le silence. Les criminels ne sont pas tous de fins causeurs non plus. Les risques sont plus grands que les bénéfices, bien souvent.

Mais un «honnête citoyen»? Il «faut» qu'il témoigne. Mettons-nous dans la tête du juré numéro sept. Il s'imagine un instant être accusé lui-même à tort du meurtre de sa femme... Il voudrait aller crier son innocence! Alors pourquoi cet homme ne vient-il pas s'expliquer devant moi?

Si cette règle vaut en général, elle vaut à plus forte raison pour un représentant de l'appareil judiciaire. Jacques Delisle était juge, et pas n'importe où: à la Cour d'appel, plus haute instance au Québec.

L'homme, au surplus, a fait la pluie et le beau temps il y a 30 ans comme avocat. C'est un parleur sans complexes. Tellement sans complexes, d'ailleurs, que même en prison, on raconte à Québec qu'il reprenait son avocat pour des fautes de français. Jacques Delisle est pointilleux jusqu'à l'obsession. Il rédigeait pour tous ses collègues un bulletin linguistique intitulé «La Forme» et faisait la leçon sans retenue aux avocats qui massacraient ou écorchaient un tant soit peu la langue française.

Comment justifier, donc, que cet homme au-dessus de tout soupçon reste muet à son procès pour meurtre?

Parce qu'au baseball comme à la cour, il arrive qu'on doive «sortir du livre». On a les joueurs qu'on a...

Et, je viens de le dire un peu, Jacques Delisle a toutes les caractéristiques du témoin qui se plante royalement. Les avocats et les juges sont parmi les pires témoins qu'on puisse amener à la barre. Ils «connaissent» le jeu, ils «savent» comment ça marche... Et ils se trouvent bons. Et ils font de l'esprit. Ils finassent. Ils pensent deviner la stratégie de celui qui les interroge. Ils finissent par trop parler. Ou par être insupportables.

Jacques Delisle, avec ses airs d'aristocrate de la haute-ville, risquait d'avoir l'air suffisant de celui qui domine la situation et ses semblables.

Voyez ce qu'en a dit au jury un de ses collègues, l'ex-juge Jean-Louis Baudouin, un des plus fameux juristes du pays: «Jacques est spécial. C'est un être assez froid et renfermé en lui-même. Il n'a pas d'empathie naturelle envers les gens. Mais avec sa femme, c'était différent.»

On a ici la description d'un ami qui vient dire que «même» si c'est un être pas très sympathique, il était admirable avec sa femme.

Ceux qui n'étaient pas ses amis le disent plus durement. Autant le juge Delisle était méticuleux, bien préparé, rigoureux, autant il pouvait être détestable avec les avocats, souvent méprisant.

Il faut y penser à deux fois avant d'aller livrer ce genre d'accusé à un jury. Surtout que Steve Magnan, avocat de la poursuite, a la réputation d'être un des meilleurs contre-interrogateurs en ville. Il aurait pu le faire fâcher et révéler des côtés pas très sympathiques de sa personnalité.

Mais tout de même... que va penser le jury?

Jusqu'à la dernière minute, Jacques Larochelle a hésité. Le juge Delisle laissait pourtant savoir ici et là qu'il allait témoigner.

S'il a décidé qu'il ne parlerait pas, c'est parce qu'il a jugé les risques trop élevés. Mieux vaut un débat sur la preuve d'experts, qui contient ses bizarreries, que sur la personnalité de l'accusé. Ça ne nous dit rien sur sa culpabilité. Mais beaucoup sur l'évaluation qu'a faite Me Larochelle de la perception du jury.

J'étais à Québec ce matin-là, quand Jacques Larochelle a annoncé qu'il n'avait plus de témoins. Personne ne s'en doutait. Même à sa mère, il ne l'avait pas dit...

Une décision qui se justifie sans doute. Mais qui demeure un très grand pari. «Sortir du livre» est toujours audacieux.

Le Soleil, Erick Labbé

Me Jacques Larochelle assure la défense de l'ex-juge Jacques Delisle.