François Bourdeau sort de son sac un t-shirt. «Micah True courait avec ça, c'est sa blonde qui me l'a donné.»

Le Montréalais de 39 ans est ému. Il essaie de résumer pour moi la série chaotique de hasards qui a mené cet ancien fumeur du fond d'un fauteuil à bascule jusque dans les canyons de la Sierra Madre, où il a partagé des heures de course, des repas, plein de silences et une amitié avec le Caballo Blanco.

Le Cheval blanc: c'est ainsi que les Indiens Tarahumaras ont surnommé Micah True, Américain venu s'installer chez ce peuple de coureurs, dans le Copper Canyon, en bordure de la Sierra Madre, aussi bien dire nulle part.

True et les Tarahumaras ont atteint un statut mythique depuis que le journaliste Christopher McDougall en a raconté l'histoire dans le best-seller Born to Run, en 2009.

True, ancien hippy d'Hawaii devenu boxeur puis ultramarathonien, s'est installé dans cette région désertique. Il y organisait depuis 2006 une course de 80 km qui fait trois boucles autour du village d'Urique, entre des Tarahumaras et des coureurs invités personnellement par le Caballo. Ils étaient 420 Tarahumaras cette année et 80 étrangers, dont François Bourdeau.

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Le livre de McDougall raconte que ces Indiens du canyon, dont plusieurs vivent dans des villages inaccessibles par la route, sont des coureurs nés. Jeunes ou vieux, ils courent des kilomètres chaque jour. Leurs jeux sont des courses interminables autour d'une balle en bois.

Quelques promoteurs américains avaient recruté des Tarahumaras pour participer à des ultramarathons dans les années 90. Ils ont renversé tous les experts en remportant les épreuves de 100 km en rigolant et, surtout, en courant avec des sandales en cuir.

Après avoir été montrés comme des animaux de cirque, ils sont rentrés dans leurs terres. Et Micah True les y a rejoints. Ce serait au monde extérieur de venir les voir, sur leur terrain, de leur apporter du maïs, d'entrer en contact avec leur culture.

Micah True est mort au cours de l'hiver quelques semaines après la septième présentation de cette course pour initiés.

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Dans un café du centre-ville, François Bourdeau sort de son sac une paire de sandales. Les fameuses huaraches. J'imaginais de légères galettes de cuir. Tu parles. Elles pèsent une tonne. La surface est en cuir. Mais la semelle est faite d'un morceau de pneu de voiture.

Le livre de McDougall a lancé une controverse autour des souliers et de la manière de courir. Sa thèse centrale est que la capacité de courir de longues distances est un facteur décisif de l'évolution de l'espèce humaine. Ainsi pouvait-on chasser des bêtes qu'on finissait par épuiser.

De même, nul besoin de souliers rembourrés pour courir: le pied et tout le corps en fait sont merveilleusement adaptés à cette activité. Trop de coussins autour du pied endorment les muscles et éventuellement blessent le coureur. Le livre est bourré de références scientifiques, mais la sandale des Tarahumaras est une sorte de preuve: voilà le degré zéro de la protection. Et pourtant ils gagnent des ultramarathons avec ça!

«C'est vrai qu'ils courent avec ça, mais ce n'est pas religieux, faut pas exagérer, dit Bourdeau. Offre-leur une paire de Saucony pour voir... Ils vont la prendre!»

Bourdeau était un sédentaire qui avait 40 livres en trop il y a une dizaine d'années. «J'ai décidé de changer, j'ai mis une paire de souliers et je suis parti courir. J'ai couru... 35 secondes! J'en étais presque malade. Mais j'ai trouvé ça libérateur.»

Seul problème, il se blessait sans arrêt. Il arrêtait. Puis recommençait. Et se blessait. Jusqu'à ce qu'il trouve sur l'internet ce qu'on disait de la course nu-pieds. «Ça m'a forcé à changer ma technique et à courir au bon rythme.»

Depuis ce temps-là, il a augmenté ses distances jusqu'à faire son premier marathon en 2010. Pas particulièrement rapide: 4h15. Mais il ne se blesse plus. Et court des ultramarathons (50, 80 km, etc.). Et il a remis ses souliers. «Au Québec, on n'a pas vraiment le choix.»

Il a commencé à tenir un blogue sur la course (Flintland). Et un beau jour, un certain Micah True a demandé d'être son ami Facbook. Il avait lu Born to Run et n'en revenait pas. True ne répondait jamais à ses questions. Mais un beau jour, l'invitation est arrivée: viens donc courir au Copper Canyon avec nous.

Il est parti cinq semaines d'avance. Avion, train, autobus, le voilà dans Bauichivo, village perdu, au mois de février. Caballo Blanco est dans un ranch des environs, par hasard.

«Tu fais quoi demain? Je vais te montrer les environs.»

«Il m'a dit qu'il allait courir 40 km, je n'étais pas prêt, mais va donc dire non à Caballo Blanco. Il court avec une force incroyable, avec une foulée courte, en lançant sa bouteille d'une main à l'autre. Il ne ralentit jamais dans les montées. Il respire fort comme un train à vapeur.»

Il a vécu cinq semaines avec lui, à ne jamais trop parler. Mais à tout partager. Il lui a présenté les gens des villages, qui l'accueillaient en frère. «Ils jouaient du tambour pour son arrivée. Il n'essayait surtout pas d'être un guide touristique. Il n'amenait jamais personne là-bas.»

Arrivé là avec sa montre GPS, ses gels et ses théories, Bourdeau est revenu avec un bracelet en laine, un esprit libéré des performances et aucune envie de mesurer ses temps.

«Il ne me faisait pas de remarques. Il avait une philosophie qui tenait en deux mots: run free. Cours en liberté. Va dehors. Respire. Fais ce que tu aimes sans compter tout le temps.»

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Un jour, il aperçoit les vieux Saucony de True dans son camion, troués de partout. «J'ai pris une aiguille, des patchs de matelas gonflable et, pendant une demi-journée, je les ai réparés sans lui dire. Il m'a pris dans ses bras. Le fabricant lui en a envoyé des nouveaux depuis...» Le jour de la course, il faisait 38 degrés. Bourdeau a fini parmi les derniers, en 15 heures (le gagnant fait ça en sept heures 20 minutes). «J'ai juste vécu une journée extraordinaire, dans un endroit où la course est au coeur de la culture depuis toujours.»

Trois semaines plus tard, Micah True est disparu pendant une de ses courses dans le canyon. On l'a retrouvé deux jours plus tard. On suppose qu'il a eu un malaise cardiaque dû à une malformation. Il avait eu le temps de s'étendre sur le dos, les pieds dans la rivière, et regardait le ciel.

Et dans les pieds, au lieu de la nouvelle paire, ses vieux souliers «patchés» par François Bourdeau.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca