Le juge en chef de la Cour supérieure, François Rolland, est inquiet et il l'a dit clairement cette semaine.

Un peu partout au Québec, des injonctions ont été imposées pour permettre la reprise des cours dans des cégeps et universités... sans grand succès.

Le juge Rolland a mis en garde un peu tout le monde, y compris des associations et des professeurs qui participent illégalement aux blocus: le respect des ordres judiciaires n'est pas optionnel.

Il n'a pas tort en principe, évidemment: la démocratie est ébranlée quand les décisions des tribunaux ne sont pas respectées.

Mais les injonctions ne peuvent pas être le remède universel et final aux crises sociales. Les années 70, ça vous dit quelque chose?

La rue toujours occupée, le défi permanent des décisions politiques et judiciaires... Le Québec de ces années-là était en constante et parfois violente ébullition.

Je ne parle pas de la crise d'Octobre. Je parle des grèves et des manifs à tout propos. En 1974, les pompiers sont en grève pendant que Montréal brûle tout un week-end.

En 1977, plus de 500 meuniers en grève manifestent devant la Robin Hood: des scabs ont pris leur place. Des gardiens armés payés par l'entreprise tirent sur la foule et atteignent huit ouvriers en grève!

Le Québec est alors capitale nationale et nord-américaine de la grève. Et de la grève illégale - hôpitaux, écoles, fonction publique...

Les casseurs n'avaient pas la même dégaine, ils n'étaient pas anarchistes, plutôt marxistes. Ça se cassait joyeusement la gueule, ça jouait de la matraque et on ne savait pas toujours qui avait provoqué quoi, d'autant plus que des policiers jouaient aux faux manifestants pour infiltrer les mouvements...

Nous sommes dans une «ère de désobéissance civile», a dit un juge il y a 40 ans.

L'une des solutions fut le recours aux tribunaux pour interdire les grèves illégales. Les injonctions pleuvaient, pas toujours respectées, et les condamnations pour outrage au tribunal, avec amendes et peines de prison à la clé, suivaient.

En 1973, les chefs des trois grandes centrales syndicales ont été déclarés coupables d'outrage au tribunal et emprisonnés. Si l'on ne respecte plus les décisions des cours, l'anarchie est à nos portes, disait le juge Jules Deschênes.

Ce même juge allait pourtant exprimer à la même époque une sorte de désarroi judiciaire devant «une explosion du recours à l'injonction».

La Société de transport de Montréal demandait une deuxième condamnation pour outrage de ses chauffeurs d'autobus.

Le juge en a eu assez: «Devra-t-on bâtir des installations spéciales pour ces quelque 1600 prisonniers et, surtout, pense-t-on remettre le métro et les autobus en service par ce moyen draconien?»

Les demandes de l'employeur étaient «socialement, politiquement et judiciairement inopportunes dans leur conception et dangereuses dans leurs conséquences», a-t-il dit.

Et il interpellait directement le gouvernement: «D'ici à ce que l'autorité politique trouve des remèdes appropriés à la solution de ces conflits sociaux, je suis d'opinion que la Cour supérieure ne doit pas prêter son autorité à l'écrasement d'une masse de citoyens par l'amende et la prison [...], ne doit pas collaborer à un geste voué d'avance à l'échec et impropre à résoudre un conflit qui relève maintenant, depuis un certain temps, de l'autorité politique.»

La Cour d'appel l'a rabroué: s'il y a un abus, il n'est pas dans les demandes d'injonction, mais dans «l'obstination qu'on met à défier, et la loi, et les injonctions». Oui, la solution est politique, et donc en attendant, les juges doivent appliquer la loi.

Trente-huit ans plus tard, les tribunaux se retrouvent avec le même dilemme, cette fois avec des étudiants.

Ce n'est pas vraiment un dilemme, juridiquement parlant. La loi reconnaît le droit aux étudiants de créer des associations qui ont le monopole de la représentation et de percevoir des cotisations. Certains ont prétendu qu'implicitement, un droit de grève en découle. Les tribunaux ont rejeté cette idée. Il n'y a aucun droit de grève dans la loi. Les associations n'ont aucun droit formel «de forcer un étudiant, contre son gré, à pratiquer le boycottage de ses cours et de lui en faire supporter les effets», a écrit le juge Jean-François Émond de la Cour supérieure, mercredi.

Il n'en reste pas moins qu'au fil des ans, on a respecté dans les faits le droit des associations de fermer les classes, pour ainsi dire. Une sorte de droit coutumier à la grève s'est installé, reconnu tacitement par les institutions et le gouvernement, au fond. On ne peut pas envisager la question d'un point de vue purement légaliste.

Si une trentaine et plus d'injonctions ont été accordées, on rapporte trois cas où elles ont été rejetées. Les juges ont conclu que la notion d'urgence n'était pas rencontrée: il y a deux ou trois semaines, les trimestres pouvaient encore théoriquement avoir lieu. L'argument a perdu du poids au fil des jours...

Autre motif de rejet: ça dépend de ce qu'on demande, et contre qui. Personne n'a le droit de bloquer l'entrée d'un édifice public. Facile à conclure. Mais prendre toutes les mesures pour que les cours aient lieu... Voilà qui est vaste et pas toujours facile à mettre en oeuvre.

Voir des ordres des tribunaux ignorés n'est évidemment pas réjouissant. Mais souvent, ils sont délicats à appliquer.

Je comprends bien les préoccupations du juge en chef pour les cas particuliers, et plusieurs administrateurs ne prennent pas leurs responsabilités.

Mais il faut voir la situation plus largement qu'un dossier à la fois.

Le recours aux injonctions est «impropre à résoudre un conflit qui relève maintenant, depuis un certain temps, de l'autorité politique», comme disait le juge Deschênes...

Pour joindre notre chroniqueur : yves.boisvert@lapresse.ca