Sans doute faudrait-il être soviétologue pour comprendre toutes les infinies subtilités de l'administration radio-canadienne.

Les patrons de toutes tailles vont, viennent et reviennent sans qu'on n'y prête trop attention, ce sont des choses qui ne nous regardent pas tellement et qui, comme l'astrologie chinoise, ont à la fin assez peu d'impact sur nos vies.

Sauf qu'Alain Saulnier, ce n'est pas pareil. À part à La Presse, quand Philippe Cantin nous a dit adieu, je ne connais pas de cas récent et documenté de salles de rédaction qui se mettent à applaudir très fort un boss qui annonce son départ, ou qui ont les yeux dans l'eau et le coeur serré.

Les journalistes ont l'esprit de contradiction, toujours quelque chose à redire, se méfient de l'autorité, même si la semaine avant c'était un camarade syndiqué; ils n'aiment pas trop les effusions et les épanchements. On n'est pas danseurs, on n'est pas chanteurs, que voulez-vous, c'est un peu notre éducation professionnelle, il n'y a rien de personnel...

Alors quand 200 journalistes se lèvent au Centre de l'information de Radio-Canada et applaudissent, les larmes aux yeux, le grand patron de l'information de Radio-Canada Alain Saulnier qui annonce son départ, c'est qu'il se passe quelque chose de pas tout à fait normal.

Il se passe qu'on a foutu à la porte un des leurs.

Quelqu'un qui a passé sa carrière et beaucoup de ses temps libres à défendre le journalisme de qualité au Québec.

Je l'ai vu de près il y a 20 ans, quand j'ai échoué brièvement à la direction du 30, magazine des journalistes; il était président de la Fédération professionnelle des journalistes (FPJQ). On pourrait dire qu'il a refondé la FPJQ, jusque-là regroupement d'associations dans les divers médias. Il l'a ouverte, il en a fait une association basée sur l'appartenance individuelle, il en a accru le nombre de membres, la notoriété, la crédibilité, les ambitions...

Il a été celui qui a poussé pour la création d'un Guide de déontologie, une immense controverse à l'époque qui paraît aujourd'hui une évidence.

En somme, Alain Saulnier a été un phénoménal rassembleur. Mais qui voulait nous rassembler vers le haut, du côté de l'exigence, et non vers un plus bas dénominateur.

Si le journalisme d'enquête connaît ses heures de gloire depuis quelques années à Radio-Canada, ce n'est pas le fruit du hasard. C'est parce que des choix ont été faits et défendus avec acharnement par la direction de l'information.

On raconte que l'idée de créer Enquête revient à Jean Pelletier, en 2006. Alain Gravel lui-même, qui en est l'image publique, trouvait l'idée un peu casse-gueule. Comment produire une émission d'enquête d'une heure, bien fouillée, chaque semaine? Il s'en faisait déjà ici et là, à Enjeux, ou aux nouvelles, mais annoncer au public que systématiquement, chaque semaine, on produirait une enquête... Il n'était pas sûr.

Alain Saulnier a été au coeur de cette décision et un de ceux qui l'ont rendue possible.

On imagine bien l'investissement nécessaire pour faire de l'enquête. Les gens qui cherchent ne trouvent pas toujours et le temps qu'ils passent à enquêter est autant de temps où ils ne produisent pas au quotidien, pour nourrir toutes les «plateformes».

Mais il y a une autre partie invisible aux enquêtes, tout aussi nécessaire: le soutien et, parfois, le courage des patrons qui ne plient pas devant les menaces de rétorsion juridique ou autre.

Alain Saulnier était là pour soutenir les journalistes dans les moments critiques, et ils le savaient.

Il y a un peu de lui dans cette commission d'enquête qui s'amorce.

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Chaque nouvelle administration fait table rase éventuellement et Louis Lalande, nommé récemment vice-président du service français de Radio-Canada, a fait ce que ses prédécesseurs ont fait par le passé: il a tassé des gens, placé ses gens.

Mais qu'a fait Alain Saulnier pour être carrément congédié de la SRC? J'écoutais M. Lalande hier à Désautels, et je ne comprenais pas. Enfin, je comprenais ceci: Saulnier ne ferait pas ce qu'il veut faire pour «renouveler» ou refaire l'information à Radio-Canada. Je comprenais à sa nervosité qu'il était en territoire délicat. Je comprenais qu'il y avait quelque chose de personnel aussi.

Il a tout de même reconnu que Saulnier a réussi à intégrer les nouvelles radio et télé, mettant fin à une situation un peu absurde.

Mais que sera au juste cette nouvelle façon de faire de l'information? On ne le sait pas vraiment.

Il est vrai que Michel Cormier, nouveau directeur général, est un journaliste respecté qui a roulé sa bosse avec bonheur partout sur la planète. C'est aussi un homme de l'extérieur, qui pourra non seulement regarder les choses avec «un oeil neuf», mais prendre des décisions sans trop d'états d'âme, vu qu'il n'a jamais vraiment fait de racines à la société mère de Montréal.

Le président de la FPJQ, Brian Myles, se demandait jeudi si ce départ n'était pas «une première salve des conservateurs» pour réduire l'influence de Radio-Canada. Ça me semble un peu trop gros, mais à quelques semaines de compressions historiques, la question de la... docilité stratégique se pose.

Celle-ci aussi, d'ailleurs, qu'a posée Alain Saulnier dans son message d'adieu: «À quoi servirait un service public d'information s'il faisait les choses comme les autres?»