Pourquoi la DPJ n'a-t-elle pas retiré les enfants Shafia de leur foyer?

La réponse n'est pas tout à fait claire, même après le témoignage de plusieurs professeurs et travailleurs sociaux de Montréal, au procès de Mohammad, Hamed et Tooba Shafia, à Kingston cette semaine.

C'est un procès pour quadruple meurtre, pas une commission d'enquête sur la protection de la jeunesse.

Il n'empêche que l'affaire nous plonge non seulement dans une culture religieuse moyenâgeuse, mais elle nous oblige aussi à voir comment on a échoué à protéger quatre vies sacrifiées au nom de l'honneur, selon l'accusation.

«Ne t'en fais pas, tu n'es plus en Afghanistan, tu es au Canada», avait dit la soeur de Rona la première femme de Shafia, trouvée morte avec les trois adolescentes dans les écluses du canal Rideau, à Kingston, le 30 juin 2009.

Elle était au Canada, oui, mais pas complètement, puisqu'elle était prisonnière dans un petit royaume familial afghan où la loi locale n'avait pas pénétré.

De toute manière, Rona, 53 ans, sans statut, sans pouvoir, sans argent, n'osait pas se plaindre à la police. Elle était convaincue qu'elle se ferait larguer et renvoyer en Afghanistan à la première occasion.

Pendant ce temps, à l'école Antoine-de-Saint-Exupéry, les indices inquiétants d'un régime de terreur familiale s'accumulaient.

Antonella Enea, enseignante, a dit jeudi avoir remarqué une marque sur la main de Sahar. C'était un coup de ciseau donné par son frère, avait-elle dit.

Sahar lui avait confié avoir tenté de se suicider. Sa mère avait refusé de l'aider.

Mme Enea avait dû faire venir les parents Shafia pour leur expliquer que la Loi sur l'instruction publique les obligeait à envoyer leurs enfants à l'école les parents retenaient parfois Sahar, pour ne pas qu'elle fréquente des garçons.

Sahar était terrorisée par son frère Hamed et son père. Il ne fallait pas qu'ils apprennent qu'elle avait un copain. Ils la frappaient parfois.

Bref, il y avait amplement de quoi faire un signalement à la protection de la jeunesse. Ce qui fut fait en 2008.

Le père Shafia était furieux de voir débarquer les travailleurs sociaux chez lui. Il a tout nié et deux jours plus tard, Sahar avait commencé à porter le voile (gros sujet de discorde à la maison) et prétendait que les choses allaient beaucoup mieux.

La DPJ a fermé le dossier.

Deux mois avant de mourir, en avril 2009, Zainab, l'aînée, s'est enfuie dans un refuge pour femmes. Au même moment, Sahar et Geeti et deux autres enfants ont arrêté un passant pour qu'il appelle la police. Ils ont dit aux policiers qu'ils avaient peur de la réaction violente de leur père. Trois jours plus tard, les enfants avaient changé leur version.

Le dossier a encore été fermé.

Comment se fait-il qu'on ait fermé ces dossiers si facilement, généralement après une rencontre avec les parents en présence de leurs enfants?

N'est-il pas évident que dans cette famille, les enfants n'oseront jamais s'opposer aux parents, encore moins en présence d'une autorité extérieure?

On a quand même affaire à des récits de violence venant de trois et même quatre enfants; des marques ont été observées sur les bras de Sahar; plusieurs ont parlé de menaces; l'aînée a dû se réfugier; Sahar a fait une tentative de suicide.

On sentait une sorte de malaise et une grande tristesse dans le témoignage des professeures cette semaine. Ce sont elles qui ont pris l'initiative des plaintes. Qui ont recueilli les confidences de Zenaib ou Sahar, souvent en pleurs. Elles ont essayé de les aider, leur ont dit qu'elles n'avaient pas à accepter la violence chez elles.

Mais la DPJ a refermé les dossiers dès que les enfants ont semblé rentrer dans le rang ou ont changé leur version.

On ne peut pas dire que la DPJ n'a «rien fait». Les plaintes ont suivi leur chemin. Mais les gens de la DPJ ont-ils compris ce qui se passait réellement dans cette maison? Ont-ils pensé que des avertissements allaient suffire? Il est vrai qu'ils n'avaient pas assez de preuves pour justifier un placement, si tout le monde nie devant la cour...

Sauf qu'à l'école, bien des gens savaient ce qui se cachait derrière le voile que Sahar, parfois, «consentait» à porter.

La preuve de la poursuite tire à sa fin il reste trois ou quatre jours de témoignages.

Mais déjà, on sait que le jury restera avec une question sans réponse: si c'est un meurtre, comment ces quatre victimes sont-elles mortes?

Quiconque est allé aux écluses a grand peine à imaginer un accident de voiture, tellement le chemin parcouru par la voiture pour tomber là est improbable et alambiqué.

Le pathologiste a conclu que ces femmes sont mortes par noyade. Comment se fait-il qu'elles n'aient pas tenté de sortir (une fenêtre était ouverte)? Avaient-elles été endormies ou droguées, avant la chute? Elles ne portaient pas de marques de violence.

Un toxicologue convoqué la semaine prochaine viendra dire qu'il n'a trouvé aucune substance chimique anormale dans le sang des victimes. Alors quoi?

La Couronne plaidera que les accusés avaient un mobile bien précis pour tuer, qu'ils ont planifié leur opération, qu'ils avaient l'occasion exclusive de commettre le crime. Et que cela suffit amplement à les faire condamner.

Mais il restera ce trou dans la théorie de la poursuite: comment cela s'est-il passé exactement avant que la voiture plonge dans l'eau noire du canal Rideau?

On ne le saura probablement jamais.