Les capitales sont toutes les mêmes devenues, chantait Bashung. Eh bien... Pas vraiment. L'affaire Dominique Strauss-Kahn illustre en condensé l'extraordinaire fossé qui sépare la France judiciaire et politique de ses contreparties anglo-saxonnes.

Ces jours-ci, en Angleterre, on parle abondamment des «super-injonctions». Il s'agit d'ordonnances des tribunaux britanniques... pour interdire aux médias de parler d'une ordonnance.

Disons qu'une vedette du soccer anglais apprend qu'un journal va révéler sa relation extraconjugale. Se réclamant du droit à la protection de sa vie privée, il se dépêche devant la High Court pour obtenir une injonction interdisant la publication de l'information.

Les débats des tribunaux étant publics, il risque néanmoins de voir tous les journaux écrire le lendemain qu'il a obtenu une injonction contre un journal pour empêcher la publication de faits privés. D'où l'invention de ces super-injonctions : on recouvre la première d'une couche supplémentaire qui la rend secrète.

Les journaux estiment qu'une bonne vingtaine de personnalités (artistiques, politiques, sportives, d'affaires) ont ainsi obtenu une super-injonction.

La rumeur circule autour de quelques cas, mais officiellement on ne les connaît pas. Il y a dans le paquet autre chose que des affaires «de moeurs». Des journalistes d'enquête affirment qu'on a bloqué la diffusion de reportages sur des malversations financières par ce moyen.

Quoi qu'il en soit, j'en parle pour noter la réaction de la classe politique britannique -dont certains membres ont par le passé fait l'objet d'attaques malveillantes dans les tabloïds.

Ont-ils dénoncé le voyeurisme des médias?

Pas du tout. Plusieurs, et jusqu'au premier ministre David Cameron, se sont inquiétés de ce que des juges décident de questions qui devraient plutôt relever du Parlement. Ce n'est pas à eux de restreindre la liberté d'expression des médias, dit-on à l'unisson -ou presque. (S'ajoute ici un élément identitaire puisque la protection de la vie privée est une importation européenne dans un pays jaloux de ses traditions juridiques.) Pendant ce temps, en France, on s'indigne de voir qu'on ose montrer DSK menottes aux poignets.

Des images «brutales» et «violentes», a dit Élizabeth Guigou, députée et ex-ministre de la Justice.

Mme Guigou est en effet la mère d'une loi votée en 2000 qui interdit aux médias de diffuser les images d'une personne portant des menottes tant qu'elle n'est pas déclarée coupable. Cela pour préserver la présomption d'innocence, nous dit-on.

Les politiciens français sont particulièrement sensibles à la «présomption d'innocence» depuis que des hommes d'affaires et des politiciens ont été l'objet d'enquêtes judiciaires, parfois montées en épingle par des juges d'instruction et des médias.

Présenter un accusé avec des menottes, c'est déjà faire de lui un coupable, argue-t-on.

Il est vrai qu'il y a quelque chose de dégradant dans cette façon qu'a la police de balader stratégiquement des détenus devant les caméras comme des trophées de chasse. On sait aussi que, comme certaines polices en Amérique du Nord, des juges d'instruction français se sont fait les dents sur quelques gros poissons qu'ils étaient très fiers de donner en pâture à des médias malgré le fameux secret de l'instruction.

Mais ne confondons pas réputation d'un accusé et présomption d'innocence.

Une accusation criminelle étant publique par définition, il y a quelque chose de chimérique à vouloir interdire la diffusion de ces images. C'est ravaler le principe à sa portion la plus superficielle que de vouloir contrôler des images autrement publiques.

Quand il s'agit d'un procès criminel, mieux vaut être accusé dans les systèmes de droit anglo-saxons qu'en France.

La «vraie» présomption d'innocence, c'est-à-dire l'obligation qu'a l'État de démontrer hors de tout doute la culpabilité d'un accusé, cette pierre angulaire de la justice criminelle britannique, est beaucoup mieux protégée par toute une série de garanties procédurales -avec les dérives que cela comporte ici comme aux États-Unis.

Il suffit de suivre un procès en France pour s'en convaincre : le droit au silence n'existe pas, le droit à l'avocat lors de l'arrestation est quasi inexistant, l'exclusion de preuves obtenues illégalement ne se compare pas, etc.

Il y a de quoi s'étonner, cela dit, qu'on ait refusé à DSK une libération sous caution, même s'il n'y a pas de traité d'extradition entre la France et les États-Unis. Il a remis son passeport, a renoncé à son immunité diplomatique, a une résidence à Washington et une chambre chez sa fille... Mais la juge a estimé que son arrestation in extremis à l'aéroport démontrait qu'il risquait de s'enfuir.

Mais pendant que la classe politique française s'indigne du traitement réservé à DSK devant la justice américaine, on semble oublier la nature -très sérieuse- des sept chefs d'accusation qui pèsent sur lui. Ils ne sont pas prouvés, certes, mais il ne s'agit pas d'une vague rumeur au sujet d'une «affaire de moeurs».

Des médias français tentent maintenant de savoir qui est la victime présumée, diffusent des photos, avancent des noms...

Toutes choses impensables dans la presse nord-américaine, où l'identité des plaignantes dans les affaires d'agression sexuelle est strictement protégée -sauf divulgation volontaire. Comme en France, d'ailleurs. On se demande pourquoi on appliquerait des critères différents pour une affaire étrangère.La justice américaine a bien des défauts, elle ne manque pas de pulsions populistes. Mais on serait bien en peine de lui reprocher son comportement jusqu'à maintenant dans ce dossier.

«Equal Justice Under the Law», peut-on lire sur le fronton de la Cour suprême américaine. Et ils y croient.

Cela veut dire entre autres choses que, tout puissant et superbe qu'il soit, DSK sera traité par ses accusateurs comme n'importe quel pusher du Bronx -mais avec un budget de défense substantiel.