Cette année-là, deux conseillers municipaux avaient décidé d'ouvrir un restaurant et, tu parles d'un sacré hasard, le règlement municipal permettant les terrasses a été adopté.

J'avais 17 ans. J'étais plongeur et homme d'entretien. J'arrivais le premier, je passais l'aspirateur à l'intérieur, je lavais la terrasse, je nettoyais les toilettes («La critique de La Presse, Mme Kayler, vérifie toujours les toilettes!»).

Je sortais aussi les poubelles. Un sac, deux sacs, trois sacs, ça n'a l'air de rien, mais ça déborde vite, un conteneur. Juillet venu, les éboueurs ont refusé de les ramasser. Trop dégueulasse. Les voisins se plaignaient des odeurs de restes fermentés. Fallait enlever les premières rangées pour les éboueurs. Une épaisse couche de vers blancs et grouillants tapissait le deuxième étage de sacs.

Les gars de la Ville m'ont aidé. Quand tout fut ramassé, le boss, homme magnanime, m'a chuchoté d'aller chercher «deux bières frettes» (des 50, pas de l'importée). Les gars sont repartis contents dans leur camion avec une bière entre les jambes.

Il fallait aussi vider la trappe à huile. C'est, comme son nom l'indique, une trappe avec de l'huile dedans. C'est là que se ramassent tous les gras tombés dans les éviers de la cuisine. Or, dit Daniel Pinard, les gras transportent les saveurs et les odeurs. Le fumet, mes amis...

Je fais quoi avec l'huile, boss? «Va dans la ruelle, regarde si y a pas de petits camions de la Ville, pis crisse ça dans l'égout», me commanda le fier conseiller municipal. Ce que je fis servilement malgré mes principes écologiques, tu parles si je comprends Marc Bellemare.

Un matin, il y eut un rat. Et un midi aussi. Le sous-chef vietnamien l'a raté de peu avec son couteau. On mit du poison. Le rat bouffe ça, se déshydrate et meurt sec, sec, sec.

Le nôtre, le con, est allé mourir en dessous du fourneau. Il avait cuit et collé là. «Penche-toi, prends un manche à balai et sors-le», me dit le boss.

Bang, scrounche, toc, frappe et refrappe. Il n'a jamais décollé. Bah, au moins il n'ira pas sécher dans la salle à manger. Non, mais c'est le client d'abord, dans la restauration!

Oui, je lavais aussi la vaisselle, ce qui, après quelques heures bien moites, est fameux pour vous réveiller l'eczéma.

Quand je finissais ma journée, je croisais le plongeur de soir. C'était un Chilien. Il entrait en rigolant et échangeait des blagues cochonnes en espagnol avec le garde-manger. Il en était à son deuxième quart de travail.

Le gars travaillait 16 heures par jour, des fois sept jours sur sept, pour faire venir sa famille. Moi, septembre venu, je rentrais au cégep. J'avais un très beau job, en vérité.