C'était d'abord un endroit pour sauver des vies. C'est ensuite devenu un champ de bataille idéologique autour de la lutte contre la drogue. Et voilà maintenant que c'est une affaire judiciaire qui prend des proportions inattendues pour le gouvernement conservateur.

C'était d'abord un endroit pour sauver des vies. C'est ensuite devenu un champ de bataille idéologique autour de la lutte contre la drogue. Et voilà maintenant que c'est une affaire judiciaire qui prend des proportions inattendues pour le gouvernement conservateur.

Il y a deux semaines, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a obligé le gouvernement Harper à accorder une exemption au centre d'injection supervisée Insite. Ne pas le faire violerait le droit à la vie et à la sécurité des usagers, a dit une des trois juges. C'est aussi une intrusion inacceptable du fédéral dans le domaine de la santé,

a ajouté une autre.

La juge Carol Huddart a même déploré le rejet par Ottawa du «fédéralisme coopératif».

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Insite est le seul endroit en Amérique du Nord où des toxicomanes peuvent venir avec leur dose (héroïne, coke, cristal meth, etc.) pour s'injecter sous surveillance médicale.

«On en a eu marre de voir des gens mourir de surdose sous nos yeux», me dit Mark Townsend, un travailleur communautaire.

Dans les années 90, il s'occupait d'un hôtel dans le Downtown East Side de Vancouver. «Chaque jour, on appelait l'ambulance parce qu'un des locataires faisait une surdose. Souvent, il était trop tard. Je me souviens d'une grand-mère que j'ai retrouvée, une aiguille dans le bras, morte dans sa chambre. Combien de temps va-t-on continuer à condamner à mort des gens qui sont nés au mauvais endroit?»

Pendant ce temps-là, d'autres se piquaient dans les ruelles du quartier en prenant l'eau de la rue.

On voit ça à Montréal et ailleurs, mais à Vancouver, c'est comme si tous les junkies se donnaient rendez-vous dans un périmètre très précis autour de la rue Hastings Est.

À peu près tout le monde s'est mis d'accord pour créer un endroit qui, à défaut de régler le problème, allait limiter les dégâts humains le plus possible. On a ouvert Insite. En moyenne, 645 personnes s'y rendent chaque jour - ce qui fait plus d'un million de visites depuis 2003.

Le local sent le désinfectant et l'alcool à friction. Devant moi, 12 petites tables séparées par des paravents le long d'un mur. Les clients me font dos. Ils s'installent tranquillement et se piquent. Ils restent sur place quelques minutes, le temps qu'une infirmière les observe. On ne leur fournit pas de drogue, on ne demande pas d'où elle vient. Seulement ce qu'ils vont s'injecter, à des fins statistiques.

«Les conservateurs pensent que c'est un endroit pour faire le party! Ces gens-là souffrent, dit Townsend. Ils sont sortis des pensionnats autochtones, de familles violentes, malades. Un médecin qui travaillait avec nous m'a dit que 100% - vous entendez, 100% - des femmes qui venaient ici avaient été victimes d'agression sexuelle sous une forme ou une autre.»

Certains sont sans-abri, mais la plupart habitent dans un des logements sociaux du voisinage. «Ce n'est pas parce qu'ils ont une allure totalement chaotique qu'ils sont sans-abri.»

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Au départ, l'endroit a bénéficié d'une exemption dans la loi faisant en sorte que ni les clients ni les employés d'Insite ne puissent être poursuivis pour possession ou trafic de drogue. La loi prévoit en effet cette possibilité

pour des fins scientifiques.

Mais une fois arrivés au pouvoir, les conservateurs ont fait comprendre qu'ils voulaient fermer l'endroit. «Aider ou encourager les gens à s'injecter des drogues dans les veines, ce n'est pas une façon de réduire les dommages, c'est le contraire (...), on ajoute aux dommages», a déclaré en 2008 le ministre fédéral de la Santé Tony Clement.

D'où cette bagarre en cour. Un premier juge a dit qu'il serait contraire au droit à la vie des usagers de retirer cette exemption. Et voilà que dans un jugement à deux juges contre un, la Cour d'appel

l'a confirmé.

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Ici, la Ville, la province, la police, les groupes communautaires, tout le monde soutient Insite. Les coûts annuels de 3 millions sont largement compensés par la réduction du nombre d'appels d'urgence dans le quartier, et des hospitalisations. La consommation n'a pas augmenté. Et on a dirigé certaines personnes en désintox. C'est ce qu'ils appellent la réduction des dommages: ne pas prétendre «régler» le problème, mais en diminuer les ravages.

Je ne suis pas certain que le jugement de la Cour d'appel tienne la route en Cour suprême - dans l'hypothèse très probable d'un appel. Il est difficile de justifier qu'on force un gouvernement à exercer un pouvoir d'exemption qui est à sa discrétion. Et puis, dans l'affaire Malmo-Levine, la Cour suprême s'est déjà penchée sur la criminalisation de la marijuana. Conclusion: ce n'est pas inconstitutionnel.

La différence ici est qu'on ne parle pas de drogue «récréative», mais de dépendance. Ce qui a fait dire à la majorité des juges qu'on est devant une affaire de soins de santé, pas de contrôle du marché

de la drogue.

Mais le procureur général fédéral a une bonne question: à partir de quel moment une drogue récréative devient-elle une dépendance? Où est ce point de bascule juridique qui fait passer du problème de sécurité publique à celui de santé?

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Quelle que soit l'issue judiciaire, observons ceci: pour les conservateurs, la lutte idéologique contre la drogue a été plus importante que le «fédéralisme d'ouverture».

Pourquoi, en effet, se battre contre une organisation qui fait consensus en Colombie-Britannique, qui est louée par l'Organisation mondiale de la santé, et qui, même sur le plan économique, est efficace?

Parce que Insite est un symbole. C'est l'exact opposé de l'idéologie conservatrice en matière de drogue, qui repose sur deux piliers: répression et abstinence. Question

de principe.

Pour plein de gens ici, c'est seulement une question de vie ou de mort.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca