Si vous dites un gros mot pendant une campagne électorale, penchez-vous vite, une mise en demeure va vous frapper derrière la tête. C'est de saison.

Le 9 octobre, c'est Gérald Tremblay qui en a envoyé une au président du syndicat des cols bleus, Michel Parent. Lors du débrayage des bleus, il y a deux semaines, le chef syndical a dit que le maire de Montréal est «à l'image de ce que Vincent Lacroix ou Earl Jones sont pour le secteur financier».

Voilà qui a fait de la peine à M. Tremblay. Tellement, que le maire n'a pas pris le temps d'apprécier le changement de moeurs du syndicat. Pas de casse, pas de bouchon de circulation, pas de brasse-camarade. Tout s'est fait dans la plus exquise légalité.

Monsieur le maire a donc exigé des excuses et menace de poursuivre vu qu'il n'en obtiendra pas. Comparer Gérald Tremblay à ces deux types est indéniablement une atteinte à sa réputation, ce qu'on appelle de la diffamation. Mais la diffamation n'est pas nécessairement illégale. Le langage des relations de travail, comme celui de la politique, est truffé de ces expressions outrées, caricaturales à l'extrême.

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Quand des commentaires diffamatoires sont faits de bonne foi, sur des sujets d'intérêt public, et qu'ils peuvent être raisonnablement soutenus, ils entrent dans la catégorie du fair comment, ou commentaire loyal. Les tribunaux vont rejeter les poursuites dans ces cas-là. Le débat démocratique doit souffrir quelques coups de coude, sinon il deviendrait vite aseptisé.

M. Tremblay a invoqué un jugement de la Cour d'appel qui avait condamné le courtier Richard Lafferty à 200 000 $ de dommages pour avoir comparé Jacques Parizeau et Lucien Bouchard à Adolf Hitler.

Je crois plutôt qu'on devrait se référer à l'affaire de la sénatrice Céline Hervieux-Payette contre la Société Saint-Jean-Baptiste (SSJB). Cette fois, la Cour d'appel a débouté l'ancienne députée libérale, attaquée avec 67 autres députés du PLC dans des affiches et une annonce parue en 1981 dans Le Devoir. La SSJB traitait les députés québécois de «traîtres» pour avoir appuyé le rapatriement de la Constitution sans l'accord du Québec. Mme Hervieux-Payette et d'autres députés disaient que le texte dénonciateur de la SSJB, assez robuste en effet, incitait les citoyens à la violence contre eux, et réclamaient réparation.

Un premier juge avait donné raison à Mme Hervieux-Payette, mais la Cour d'appel a estimé que ces propos étaient un commentaire loyal. La SSJB estimait sincèrement qu'il s'agissait d'une trahison, le sujet était manifestement d'intérêt public et le commentaire, quoique dur, était parfaitement défendable.

Le mot traître fait partie du vocabulaire des débats politiques depuis toujours (un historien avait été appelé à la barre à ce sujet). Et puis, Pierre Elliott Trudeau avait promis un changement constitutionnel favorable au Québec. Il est permis de prétendre que cette promesse a été trahie, que le Québec a été trahi.

Même si on l'appelle fair comment, ce type de commentaire n'a pas à être impartial, équitable, équilibré et raisonnable aux yeux de tout le monde. Même les commentaires trop durs ou extravagants exprimés dans une langue colorée et sur un ton «inutilement discourtois» peuvent se qualifier, ont dit depuis très longtemps les juges tant anglais que canadiens. Sinon, la liberté d'expression se résumerait au bon goût général... ou à celui du juge.

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Un leader syndical a le droit d'utiliser une métaphore exagérée pour dénoncer la dilapidation des fonds publics par l'administration municipale. Dans d'autres contextes, les politiciens parlent de «vol» de l'argent des contribuables sans qu'on les poursuive. Pensez au «vol de la caisse de l'assurance emploi». C'est une image, pas une accusation criminelle.

Dans la mesure où il y a effectivement eu gaspillage et manoeuvres douteuses et coûteuses à l'hôtel de ville, un chef syndical a parfaitement le droit à ce genre d'outrance verbale. Il peut, comme il l'a dit, affirmer que Gérald Tremblay est responsable au bout du compte de l'argent montréalais et que par sa faute, des dizaines de millions de dollars des Montréalais ont disparu en pure perte. Ça me semble l'exemple même d'un commentaire loyal.

Comme avait écrit le juge Jules Deschênes à propos de l'affaire de la SSJB : «C'est le jeu de la politique. La médecine est peut-être amère, mais elle n'est ni inconnue, inusitée, ni imprévisible dans la vie publique au Canada français.» On peut y répliquer, mais on ne doit pas «compter sur les tribunaux pour faire taire leurs adversaires», avait-il écrit sagement.

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La seule chose que Michel Parent n'a pas comprise, par contre, c'est que chaque fois qu'il ouvre la bouche pour attaquer Gérald Tremblay, il le rend plus fort. Observez bien la ligne très habile du maire : «Les cols bleus ne mèneront pas l'hôtel de ville!»

Chaque phrase du chef des cols bleus contre le maire doit faire perdre 500 votes à Louise Harel...

J'imagine que je diffame Michel Parent en disant cela, mais s'il me poursuit, je plaiderai le commentaire loyal.