Enfin. Enfin un peu de bon sens dans le dossier Polygone, ce sous-produit du scandale des commandites. Et enfin un mot d'ordre puissant, clair, à l'usage des tribunaux québécois concernant la liberté de la presse.

Le jugement rendu la semaine dernière par trois juges de la Cour d'appel ne concerne qu'un élément bien secondaire du scandale des commandites. Mais les principes qui y sont énoncés ne l'avaient pas encore été aussi bien par une cour du Québec. Et comme il s'agit du plus haut palier judiciaire québécois, le message devrait porter.

 

Sur le point central, la Cour d'appel répète ce que la Cour suprême a dit depuis longtemps: ce n'est qu'en dernier recours qu'un juge peut empêcher la publication d'une information, pas simplement «au cas où». Il y a pourtant 15 ans que la Cour suprême a dit qu'on avait eu tort d'interdire la diffusion d'un docudrame sur l'orphelinat Mount Cashel, édictant du même coup un test rigoureux à l'usage des tribunaux pour décider des ordonnances de non-publication.

Le milieu judiciaire résiste pourtant. Les médias y sont largement vus comme des mouches du coche qui au mieux ne nuiront pas, et au pire peuvent faire dérailler des négociations, interrompre des procédures, en un mot, nuire à ce qu'on appelle «la bonne administration de la justice».

Quel soulagement, donc, de voir la Cour d'appel rappeler à quoi peut bien servir ce droit constitutionnel.

Deuxièmement, la Cour d'appel dit ceci qu'elle n'a jamais dit aussi clairement: les médias ont le droit de diffuser des informations confidentielles, même si la source d'information a violé un engagement de confidentialité.

Autrement dit, les médias ne sont pas liés par les engagements de confidentialité des autres. Dans la mesure où ils diffusent une information d'intérêt public, les médias ont parfaitement le droit de révéler des informations confidentielles.

Cela tombe peut-être sous le sens pour le commun des mortels, mais dans le milieu juridique c'est loin d'être le cas.

Comme le dit le juge Allan Hilton dans ce jugement, «interdire aux journalistes d'utiliser des informations confidentielles aurait pour effet de limiter sérieusement, sinon d'anéantir, leur capacité d'enquête et de cueillette d'information».

Le juge Pierre Dalphond en rajoute: «En démocratie véritable, cette liberté de diffuser ne se limite pas aux informations rendues publiques par le gouvernement de temps à autre, mais aussi à celles que le journaliste obtient sans poser un geste illégal. Cela comprend les informations obtenues d'une source qui manque à une obligation de confidentialité imposée à elle, mais non aux journalistes.»

Il va encore plus loin: «L'histoire démontre que la préservation de la démocratie, incluant le respect de la règle de droit, n'est parfois possible que grâce à des fuites à un journaliste par des sources non autorisées à les communiquer.» Il cite notamment le Watergate, mais aussi le scandale des commandites.

Avec un tel raisonnement, j'ajouterais que la confidentialité des sources journalistiques est indispensable. Il va de soi également que les manoeuvres de Polygone pour tenter d'identifier la source du journaliste Daniel Leblanc («MaChouette») devraient être empêchées.

Mais cela, la Cour d'appel ne le dit pas parce que ce n'était en cause. Ne boudons pas notre plaisir pour autant.

Revenons en arrière. Polygone est une des firmes poursuivies par le gouvernement fédéral pour avoir obtenu des millions illégalement dans le cadre du programme des commandites. Ottawa réclame 35 millions à Polygone.

Polygone prétend que l'action est prescrite: Ottawa aurait trop tardé à poursuivre. Pour le démontrer, elle veut identifier la source du journaliste Leblanc, peut-être haut placée au gouvernement, pour montrer qu'on avait pleinement connaissance du problème plus de trois ans avant le dépôt de la poursuite.

Polygone, avec l'accord du juge, a interrogé une série de personnes pour savoir si elles sont MaChouette. Le Globe&Mail (où travaille Leblanc) ne l'a appris que plus tard et tente sans succès d'intervenir depuis.

En parallèle à cette histoire de sources, Leblanc a publié dans le Globe un article révélant que Polygone tentait de régler à l'amiable avec Ottawa pour 5 millions. Polygone s'est plaint de cet article et le juge Jean-François de Grandpré, sans même entendre le Globe, a interdit à Leblanc d'écrire une autre ligne sur le sujet. La Cour suprême va se pencher sur cette ordonnance cet automne, mais la Cour d'appel fait un détour pour souligner que le juge l'a émise de son propre chef, sans entendre le Globe - ce qui est bien sûr inadmissible autant qu'illégal.

Puis, ce printemps, c'est le collègue Joël-Denis Bellavance qui écrit dans La Presse sur les négociations entre Ottawa et Polygone. Nouvelle ordonnance, mais cette fois au moins l'avocat de Gesca a pu plaider.

Le juge de Grandpré estime que La Presse a «avalisé» la faute de la source gouvernementale qui a violé la confidentialité des négociations avec Polygone. Pour la bonne marche des négociations, La Presse ne peut donc plus publier d'information confidentielle.

C'est cette décision que vient de casser la Cour d'appel. D'abord en disant que le juge de Grandpré n'a pas appliqué le test que tout juge devrait appliquer avant de limiter la liberté de la presse. Ensuite en déclarant que les médias ne sont pas liés par les engagements de confidentialité des autres - ce qui reviendrait à nier le journalisme d'enquête. Dans ce cas-ci, en outre, le seul fait confidentiel était la reprise des négociations.

Voilà un jugement qui remet de l'ordre dans les principes et qui reconnaît l'importance fondamentale de l'enquête journalistique. Enfin.