L'affaire a eu peu d'écho ici, mais c'est un procureur canadien qui dirigera les activités du Tribunal spécial sur le Liban, sans doute une des plus délicates entreprises de justice internationale jamais mises sur pied.

Après Louise Arbour, qui avait lancé un mandat d'arrêt pour crimes de guerre contre Slobodan Milosevic, encore au pouvoir en ex-Yougoslavie, le procureur Daniel Bellemare pourrait à son tour faire accuser un chef d'État en exercice.

L'avocat québécois, qui a commencé sa carrière comme procureur de la Couronne fédérale à Montréal, est chargé de traduire en justice les assassins du premier ministre libanais Rafic Hariri.

Rien n'a filtré jusqu'à maintenant de ses travaux au Liban, sinon qu'un «réseau criminel» était à l'oeuvre, comme il a dit sobrement devant le Conseil de sécurité de l'ONU l'an dernier.

On s'en doutait : la bombe qui a fait sauter le convoi de six voitures blindées de M. Hariri a tué 21 autres personnes, en a blessé 220 autres et laissé un cratère de 10 mètres.

Tous les indices semblent pointer dans la même direction: la Syrie. Et au plus haut niveau du pouvoir politique.

C'est ici que ça se complique. S'il fallait que le président syrien, Bachar Al-Assad, soit accusé par ce tribunal de l'ONU, les conséquences pourraient être cataclysmiques.

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On est encore loin d'un pareil développement. Mais c'est tout de même dimanche que la Commission d'enquête internationale, dirigée par Me Bellemare, devient officiellement un tribunal.

L'organisme, qui comprend 350 employés, sera établi en banlieue de La Haye dans un édifice qui n'est pas encore adapté. Il travaille sous haute sécurité et on ne prévoit aucun procès à court terme.

L'assassinat a eu lieu le 14 février 2005, en plein coeur de Beyrouth, et peu de temps après le retrait forcé des troupes syriennes du Liban.

Une commission internationale, comprenant des enquêteurs de 17 pays, a été mise sur pied. Elle devait mener à des procès au Liban, mais une série d'assassinats a vite fait de conclure qu'il valait mieux changer de plan. D'où la création d'un tribunal qui siégera à La Haye, selon la procédure judiciaire libanaise. Il comprendra quatre juges libanais sur 11. Les noms sont secrets pour des raisons de sécurité.

On connaît déjà l'identité de sept suspects: quatre généraux libanais liés à la mouvance syrienne, qui sont emprisonnés depuis trois ans et demi sans accusation. Et trois autres personnes, qui ont été libérées sous caution cette semaine. Tous ces gens pourraient être transférés aux Pays-Bas d'ici deux mois.

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C'est d'abord un procureur allemand, Detlev Mehlis, qui a été chargé de l'enquête. Il a vite pointé en direction de la Syrie et a fait plusieurs déclarations publiques en ce sens. Informé par les Américains que deux complots d'assassinat pesaient sur lui, il a démissionné. C'est un Belge, Serge Brammertz, qui lui succède en janvier 2006. Deux ans plus tard, lui aussi part pour aller travailler à La Haye au tribunal sur l'ex-Yougoslavie. Plus tranquille.

C'est là qu'arrive Daniel Bellemare, qui a été longtemps sous-procureur général du Canada, c'est-à-dire grand patron des procureurs. Depuis son arrivée il y a un an, Me Bellemare s'est fait très discret. Il est décrit comme un avocat méticuleux, travailleur acharné au point d'épuiser ses collaborateurs. À Montréal, dans ses premières années, il a fait plusieurs affaires de drogue, la plus célèbre étant celle du chanteur Claude Dubois. Mais autrement, c'est surtout un homme d'organisation et d'analyse plus qu'un plaideur.

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Un article du Atlantic Monthly, en décembre, faisait état de possibles négociations pour accorder l'immunité aux dirigeants syriens en échange de la livraison de certains suspects. Mais l'idée est repoussée par plusieurs, qui ne s'attendent qu'à une seule chose: des accusations basées sur les preuves disponibles. De toute manière, personne n'a autorité sur le procureur Bellemare pour lui commander une telle négociation politique.

Plus de 200 témoins ont été rencontrés au Proche-Orient et en Europe. On a retrouvé un grand nombre de pièces, jusqu'à une dent du kamikaze qui conduisait le véhicule fatal. Après beaucoup de résistance, des responsables syriens ont été interrogés - dont un qui s'est suicidé (officiellement) quelques semaines plus tard.

Y aura-t-il des actes d'accusation secrets, comme dans l'ex-Yougoslavie, pour surprendre certains suspects? On l'ignore.

Mais rarement la justice internationale s'est-elle penchée sur une situation aussi critique.

En général, elle se met en branle bien après la fin d'une guerre ou d'un événement, quand les régimes ont été renversés.

Cette fois, le sujet est encore brûlant sur le terrain, où les pro et anti-syriens s'affrontent quotidiennement, et où la violence politique n'a pas cessé. Le traumatisme de cet assassinat est encore très vif et ses échos nombreux.

Dans ce nouveau test pour la justice internationale, le procureur Bellemare a donc sur les épaules plus que la plupart des procureurs avant lui.