Ce n'est pas par esprit de contradiction, c'est parce qu'il y a un gros malentendu au sujet du jugement Bourque et des gangsters libérés lundi.

Vous êtes, chers lecteurs, un peu trop d'accord avec moi, pour ainsi dire... Je me sens donc obligé d'écrire une contre-chronique pour compléter celle d'hier.

D'abord, concernant la juge Sophie Bourque, que plusieurs veulent congédier, sachez que c'est une des plus compétentes de la Cour supérieure en droit criminel, de l'avis général - et du mien. On peut être en désaccord avec des gens sans qu'ils soient incompétents, stupides ou mal intentionnés...

Deuxièmement, si j'ai critiqué sa décision de lundi, c'est uniquement parce qu'elle ne m'a pas convaincu que ce cas était suffisamment grave pour que l'on utilise ce remède extrême de l'arrêt définitif du processus dans une affaire de meurtre.

Mais elle n'a rien inventé en la matière. La Charte garantit un certain nombre de droits aux accusés. S'il y a violation d'un de ces droits fondamentaux, la Charte prévoit la possibilité d'une réparation. Depuis longtemps, et même avant la Charte, les juges ont donc le pouvoir (et le devoir) de mettre fin à un processus abusif, malhonnête ou qui viole les droits d'un accusé.

******

Dans le cas qui nous occupe, même la Couronne reconnaissait qu'elle avait porté atteinte aux droits des cinq accusés. D'abord avec un pieux mensonge qui a consisté à demander une remise sous un faux prétexte (pour piéger un témoin récalcitrant), ensuite avoir laissé passer une preuve inadmissible (mais sans objection de la défense), et enfin avoir présenté une autre preuve en sachant qu'il existait une information secrète la rendant douteuse.

La question était de savoir quoi faire pour réparer ces fautes. L'avocat de la Couronne, Louis Bouthillier (lui aussi très respecté), reconnaissait ces erreurs, mais disait qu'on pouvait faire avorter et reprendre le procès à zéro, devant un nouveau jury. La juge estimait que ses agissements étaient trop graves et que la seule réparation possible était la suspension des procédures - ce qui équivaut à un acquittement. La Cour suprême a énuméré toute une série de critères pour décider si le cas est suffisamment grave, mais à la fin, il y a inévitablement une large part de subjectivité, ce qui est normal dans le jugement des affaires humaines.

C'est sans doute choquant de savoir que des accusés de meurtre peuvent s'en sortir sans procès - j'en suis. Mais c'est l'application d'une règle qui a sa raison d'être. Il faut en effet exiger la plus grande honnêteté et transparence de l'État qui poursuit un individu. Les erreurs judiciaires ont presque toutes en commun des informations cachées, tronquées pour mieux condamner un « coupable ». On ne peut évidemment tolérer que l'État ne joue pas franc jeu et il faut des conséquences sérieuses quand ça se produit.

On se souvient de l'affaire Matticks : la juge Micheline Corbeil-Laramée avait estimé que des enquêteurs s'étaient parjurés et avaient fabriqué de la preuve dans une affaire de drogue. Il était question de tonnes de drogue, mais les fautes étaient trop graves et les accusés ont été simplement libérés.

Il y a eu de nombreux cas semblables. Ainsi fonctionne notre droit criminel et si on est choqué par une libération, on devrait s'en souvenir quand une condamnation injuste est exposée.

******

Il reste qu'il y un débat incessant, aux États-Unis comme ici, sur l'opportunité de décréter de tels arrêts des procédures et les moyens de trouver... la moins grande injustice. Car la libération sans procès de possibles meurtriers est aussi une forme d'injustice. Tout est affaire d'équilibre.

Il faut donc un certain degré de gravité dans les agissements de la Couronne ou de la police pour en arriver à cet ultime recours.

Et ici, à mon avis, ce qui nous est donné comme motifs dans l'affaire de ce gang est loin d'être du niveau de l'affaire Matticks, par exemple. Il ne faut pas oublier que la Couronne s'est retrouvée avec un témoin-vedette possiblement corrompu par les accusés eux-mêmes. Il fallait enquêter là-dessus.

Cela dit, une portion de la preuve est sous scellé pour protéger un informateur de police et on ne peut donc rendre totalement justice à la décision Bourque.

******

De toute évidence, la Cour d'appel se penchera là-dessus. Et trois juges donneront leur opinion, qui confirmera peut-être cette décision, ou bien ordonneront un nouveau procès. On en profitera peut-être pour réexaminer les critères permettant une conclusion aussi radicale.

Mais je vous l'annonce en primeur : confirmé ou infirmé, le jugement Bourque ne se qualifiera jamais pour entrer dans le catalogue bien garni de la bêtise judiciaire.

Entre-temps, constatons une fois de plus la nécessité de protéger les témoins dans ce type de cause... et la grande difficulté de poursuivre les membres des gangs de rue, plus encore que le crime organisé classique.