Mon père avait une casquette de capitaine et pilotait un magnifique station wagon beige et brun avec appliques en simili-bois.

C'est fou ce que ça contenait, ces véhicules. Quand les beignes, les tourtières, les confitures, les gâteaux aux pinotes, les sacs de la Régie des alcools, les 47 paires de mitaines, les cadeaux mal cachés dans des sacs-poubelles, les bagages et mille autres bricoles, quand tout avait été ingénieusement placé, il restait encore de la place pour huit êtres humains, quelques engueulades et des volutes de Players pas de filtre.

 

C'était le 23 décembre et on s'embarquait pour la campagne. Quatre enfants sur la banquette arrière, les deux autres en avant, entre mes parents. Le poinsettia géant sur les genoux de ma mère. Réal Caouette, la perruche, attendait anxieusement son heure dernière dans une boîte en carton avec des trous. Sur des genoux voisins, le chat rêvait de volaille pour souper.

Mon père disait qu'il avait chaud et il ouvrait la fenêtre «pour la fumée». Quelqu'un criait qu'il avait froid, le chat sautait dans la plante, Réal Caouette fonçait dans les murs en carton. On n'était pas encore au premier poste de péage.

Le 24, on montait le sapin, bûché de frais. Ceux qui étaient petits devaient aller se coucher avant la messe de minuit. En général, il n'y avait que moi de petit, ce qui est assez injuste. Non seulement les autres racontent toutes sortes d'histoires qui finissent toujours par «toi, tu n'étais même pas né» mais, en plus, il faut aller se coucher.

Plus vieux, on n'a plus à se coucher. On tue le temps en jouant à Probe, un jeu de mots cachés. Ma soeur avait gagné une année avec «crypto-fasciste», ce qui est quand même franchement de la triche, je tiens à le dire, mais je lui pardonne, elle était marxiste, moi lafleuriste, tendance Guy.

Quand on est le dernier, l'information filtre et on apprend des choses qu'on ne devrait pas. Cette histoire de père Noël, je ne me souviens pas d'y avoir cru. Je me souviens que mon frère s'était déguisé en père Noël quand j'avais 5 ans, que j'avais tiré sur sa barbe et qu'il m'avait donné par erreur un ensemble salière-poivrière dans une grosse boîte que je ne voulais pas redonner.

Il s'est bien repris avec un GI Joe habillé en police montée rouge pétant. Ouf. Je n'ai jamais eu depuis une telle émotion pour un objet inanimé.

Note aux pères Noël amateurs: essayez de ne pas vous changer dans une chambre à coucher.

Je me souviens de l'église surchauffée et du curé de campagne qui débitait sa messe en 20 minutes. Un pro comme on n'en voit plus. «Je vais faire un sermon bref, vous avez hâte de déballer vos cadeaux! Et n'oubliez pas qu'à Noël la quête est un cadeau pour votre curé.» Je me souviens que je priais un peu et que je sortais le coeur tout neuf.

Au retour, mes soeurs et mon frère chantaient la chanson de Plume qui faisait rire ma grand-mère. «Quand le p'tit Jésus y était encore jeune/Y portait sa croix sur sa p'tite n'épaule...»

Il était une heure et demie quand on se mettait à table. Un mois de travail amoureux de ma mère (et un peu de mes soeurs, O.K.) englouti en quelques heures. Il n'était pas question de foie gras. Dinde, certes, pâté à la viande selon une recette de La Sarre, bien sûr, mais tout cela pour en arriver à l'unique, au divin «pain sandwich», probablement tiré d'une recette Kraft des années 30.

Vous ne verrez pas ça chez Ricardo ni Di Stasio: grand pain blanc tranché à l'horizontale, avec des étages de salade de poulet, de tomates, d'oeufs, de bacon, tout ça recouvert d'un improbable glaçage à base de fromage Philadelphia. Encore aujourd'hui, c'est évanouissant.

Quel goût? Ah, vous m'en posez une bonne.

Un peu comme le goût du bonheur, le goût que le temps ne passe pas, le goût très intense d'y croire une nuit.