Récapitulons. Nous voici donc dans un de ces moments rarissimes où un gouverneur général exerce des pouvoirs autres que protocolaires. Ceux d'un arbitre parlementaire.

Ça n'arrive qu'une fois par siècle et le sujet est assez démodé chez les constitutionnalistes pour des raisons évidentes.Selon la suite des choses, Michaëlle Jean sera appelée d'abord à décider... si elle a quelque chose à décider. La règle veut en effet qu'elle n'agisse en toute matière que sur l'avis du gouvernement.

La question est de savoir si elle doit encore écouter un premier ministre qui a perdu la confiance de la Chambre des communes et à cette question, plusieurs experts répondent non.

Encore faut-il savoir à quel moment le premier ministre perd la confiance de la Chambre. L'opposition nous dit que Stephen Harper l'a déjà perdue. Légalement, il faut toutefois un vote à ce sujet ou sur une question budgétaire. Vote qui en principe arrive lundi prochain.

N'ayant pas légalement perdu la confiance de la Chambre d'ici là, est-ce que Stephen Harper peut demander à la gouverneure générale de proroger la session parlementaire jusqu'au mois de janvier?

Il est arrivé qu'un gouverneur général démette un premier ministre (l'affaire King-Byng, en 1926) mais pas qu'il refuse de proroger les travaux de la Chambre. Normalement, Michaëlle Jean serait donc tenue de faire ce que lui «conseille» le premier ministre.

Sauf que les historiens nous disent qu'il n'y a pas eu, non plus, de cas de prorogation destinée à éviter un vote de défiance, comme ce serait le cas ici. À ce stade assez préliminaire de la crise parlementaire, il serait étonnant que la gouverneure générale force la tenue du vote, dans la mesure où la prorogation est d'une durée limitée... et où il n'y en a qu'une. Le gouvernement, dans l'intervalle (décembre et janvier), serait de son côté mal placé pour prendre des décisions majeures et faire des nominations.

Nouveau gouvernement

Si un vote a lieu et que les conservateurs sont défaits, cependant, plusieurs choses peuvent arriver. Normalement, le premier ministre demande de dissoudre la Chambre et de nouvelles élections sont déclenchées.

Mais dans ce cas, le gouvernement serait défait et la convention constitutionnelle obligeant la gouverneure générale à suivre ses conseils pourrait ne plus tenir.

C'est l'avis du professeur Peter Hogg, le constitutionnaliste le plus cité au Canada, notamment par la Cour suprême.

La seule occasion où un premier ministre peut être démis par le gouverneur général, écrit-il, est quand son gouvernement a perdu la confiance de la majorité de la Chambre. Dans ce cas, ou bien le gouvernement démissionne, ou bien le premier ministre demande la dissolution de la Chambre.

«Si un premier ministre ayant perdu l'appui parlementaire refusait de demander la dissolution ou de démissionner, alors le Gouverneur général n'aurait d'autre choix que de démettre le premier ministre et de demander au leader de l'opposition de former le gouvernement», ajoute-t-il dans son classique, Constitutional Law in Canada. Même chose, opine-t-il, si le premier ministre demandait la dissolution de la Chambre mais en refusant de démissionner.

Et, ironiquement, il conclut ainsi sur cette question dans son édition de 2008: «Au Canada, aucun de ces événements n'est susceptible de se produire»!

Le noeud

«Il y a probablement une convention constitutionnelle voulant que le Gouverneur général doit toujours accorder une demande de dissolution d'un premier ministre qui a l'appui de la majorité de la Chambre», écrit-il par ailleurs.

Mais - et voici bien le noeud de l'affaire - il ajoute qu'«il n'y a pas de consensus parmi les auteurs» sur la question suivante: est-ce qu'un gouverneur général refusant une dissolution demandée par un premier ministre minoritaire viole une convention constitutionnelle (comme dans l'unique cas fédéral, l'affaire King-Byng)?

C'est le dilemme qui risque de se poser à Michaëlle Jean.

Hogg estime qu'un gouverneur général pourrait refuser une dissolution si elle était demandée avant même que la Chambre ait siégé - ce qui n'est pas le cas ici. Mais il ne répond pas à la question qui pourrait arriver sur le bureau de Rideau Hall: si Stephen Harper est défait lundi et demande la dissolution, Michaëlle Jean peut-elle refuser? C'est très discutable légalement comme politiquement. La reine, en un sens, substituerait son jugement à celui des électeurs en entérinant un fait parlementaire accompli par les perdants seulement quelques semaines après les élections.

Par contre, Stephen Harper se trouverait lui-même face à une convention constitutionnelle voulant qu'un gouvernement défait immédiatement après les élections laisse à l'opposition l'occasion de former le gouvernement. Qu'en fera-t-il?

Devant les tribunaux?

L'affaire pourrait-elle se transporter devant les tribunaux? C'est possible, mais les conventions constitutionnelles sont des règles non écrites qui n'ont de force que parce qu'elles sont respectées. Les conventions sont les règles suivies par les acteurs politiques, mais en cas de conflit, les tribunaux doivent s'en remettre aux textes constitutionnels... qui accordent les pleins pouvoirs à la gouverneure générale.

Pour cette raison, un recours des conservateurs ou de la coalition pour forcer la gouverneure générale à dissoudre la Chambre ou à changer de premier ministre serait probablement voué à l'échec.

Au mieux, cela pourrait accroître le poids politique d'un argument, si la Cour reconnaissait l'existence d'une convention permettant à la gouverneure générale d'agir dans un sens.

Quand le gouvernement Trudeau a voulu procéder au rapatriement de la Constitution en y incluant une Charte des droits, les provinces ont saisi les tribunaux. La Cour suprême a reconnu l'existence d'une convention requérant un accord d'un nombre «substantiel» de provinces. Légalement, elle ne pouvait empêcher le projet, mais le jugement a forcé moralement le gouvernement Trudeau à reprendre les négociations.

À la fin, ce sera donc dans l'arène politique que la question se réglera, pas à la Cour suprême.