Ça m'est arrivé samedi après-midi, à l'aréna d'Iberville. Eh! non, je n'étais pas au Salon du livre, qu'on me pardonne. On a les sorties culturelles qu'on peut, madame.

Toujours est-il que c'est là que j'ai eu une sorte d'illumination - le mot n'est pas trop fort.

Il y avait là une bande d'ados d'une équipe bantam qui attendaient sagement dans les gradins que leur vestiaire se libère. Je leur demande pour quelle équipe ils jouent.

 

«Les Voisins, me dit le plus grand. Les Voisins du Richelieu.»

Les Voisins? Quel nom étrange pour une équipe de hockey. D'habitude, on choisit une bestiole un peu effrayante, un prédateur, les Faucons, les Lions, les Bouledogues, un truc qui griffe, un machin qui fait grrr!

Les Voisins!

Et c'est là que ça m'a frappé, vers le milieu de la deuxième période. On l'oublie quand, comme moi, on a la chance d'en avoir d'excellents. Mais qu'y a-t-il de plus terrifiant pour un banlieusard? Qu'est-ce qui risque d'activer le plus violemment le cerveau primitif du citoyen du 450? Le voisin, évidemment.

Les attaques de carcajous sont relativement rares dans nos contrées, après tout. Mais des voisins, il en pleut! Et avec toutes sortes d'instruments bruyants, coupants, piquants et contondants! Statistiquement, le voisin risque bien plus de vous empoisonner l'existence que l'épervier. Le voisin peut vous mener au bord de la folie, dans le trou noir du désespoir, et même au palais de justice.

Les Voisins, par conséquent, c'est un nom d'équipe absolument génial.

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Entre la deuxième et la troisième période, ces Voisins m'ont fait penser à ceux qui viennent d'obtenir gain de cause en Cour suprême. Les voisins de l'usine Ciment Saint-Laurent (CSL), à Beauport, ont réussi à faire condamner la cimenterie à hauteur de 15 millions.

C'est une bonne nouvelle puisqu'on donne du mordant au droit de chacun de vivre paisiblement, sans inconvénients exagérés.

Ça rappelle une autre victoire judiciaire obtenue en 2004 par d'autres citoyens exaspérés, par le bruit des motoneiges ceux-là. Victoire bloquée par une loi aberrante du gouvernement Charest, qui interdit les recours pour cause d'inconvénients de voisinage concernant les VTT et les motoneiges jusqu'en 2011.

Mais mine de rien, le jugement dans l'affaire Ciment Saint-Laurent est une sorte de révolution juridique puisqu'on consacre la notion très discutable de «responsabilité sans faute». Et je ne suis pas bien sûr que ce soit une bonne idée.

Pour la Cour suprême, en effet, Ciment Saint-Laurent n'a commis aucune faute: officiellement, elle avait respecté les lois et les règlements, elle avait un permis en bonne et due forme depuis 1952, elle n'a jamais été accusée de quoi que ce soit.

Or, pour engager la responsabilité civile, il faut normalement prouver une faute, des dommages et un lien entre la faute et les dommages.

Ici, il y avait des dommages évidents puisqu'il pleuvait littéralement du ciment sur Beauport. La cimenterie le reconnaissait mais plaidait qu'elle n'était pas responsable, n'ayant commis aucune faute.

La juge Julie Dutil, de la Cour supérieure, a donné raison à CSL sur ce point en 2003, mais elle l'a tout de même condamnée. Elle a recouru à la théorie de la responsabilité sans faute en ressortant un jugement de 1896 dans lequel le propriétaire d'une écurie avait été condamné à dédommager ses voisins à cause des odeurs causées par ses chevaux. Elle a également trouvé une application nouvelle à l'article 976 du Code civil, qui dit ceci: «Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n'excèdent pas les limites de la tolérance qu'ils se doivent (...).» Pour elle, cela consacre la responsabilité sans faute, basée simplement sur les inconvénients qu'un voisin peut engendrer.

Cet article semble pourtant rédigé dans une optique de simple bonne entente: chacun doit accepter son lot d'inconvénients, ainsi va la vie en société, il n'y a pas lieu de se poursuivre pour des vétilles. Avec cette limite: il ne faut pas excéder les limites normales selon le contexte.

La Cour suprême a cependant confirmé ce jugement jeudi et consacré la notion de responsabilité sans faute.

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Permettez que je pose une question naïve: comment peut-on faire pleuvoir du ciment au point d'ensevelir tout le voisinage sous la poussière... sans que ce soit une faute? Certes, on vous dira que la cimenterie avait un permis, des appareils antipollution, etc.

Mais faire fonctionner une usine dans de telles conditions, n'est-ce pas tout simplement abuser de son droit de produire? Comme le propriétaire de l'écurie: il pouvait certes avoir une écurie, mais la manière de l'exploiter était un abus de son droit et une entrave au droit des voisins. Il y avait donc une faute.

C'est ce que disait la Cour d'appel, dans un jugement très détaillé qui fait l'historique de cette question en 2006, entre le jugement Dutil (2003) et celui de la Cour suprême. Pour la Cour d'appel, il y avait faute: CSL ne s'était pas assurée de faire fonctionner à la perfection ses équipements antipoussière, ce que la loi l'obligeait à faire. N'est-ce pas le bon sens même?

Qu'importe, me direz-vous, ce sont là des querelles d'écoles sans intérêt: les trois cours ont conclu que Ciment Saint-Laurent devait dédommager les citoyens de Beauport, à quelques détails près. Voilà le principal.

Oui, mais les conséquences de cette nouvelle théorie pourraient être incalculables.

Reconnaître la responsabilité sans faute revient à imposer à tous les voisins du Québec une sorte d'obligation de résultat. Ce qui compte, désormais, ce n'est plus le comportement, c'est ce que subit ou subira un jour un voisin... qui nous est peut-être inconnu. Il se peut que certaines de nos activités les plus banales se révèlent toxiques pour notre voisin dans 10 ans. Avec les télécommunications, au fait, on n'a plus les voisins qu'on avait.

Il y avait pourtant moyen de condamner CSL et de faire avancer le droit de l'environnement sans réinventer le droit du voisinage.

Tout ça, j'en ai bien peur, ne fera que rendre le voisin encore plus terrifiant.

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